Le prix Goncourt
2112009**à Marie NDiaye, le Renaudot à Frédéric Beigbeder
Gallimard et Grasset raflent la mise cette année, à l’issue d’un jury qui récompense deux écrivains confirmés: NDiaye pour «Trois femmes puissantes», Beigbeder pour «Un roman français».
Marie NDiaye, déjà prix Femina en 2001.
Le prix Goncourt a été attribué ce lundi à Marie NDiaye pour Trois femmes puissantes (Gallimard), a annoncé le jury au restaurant Drouant à Paris.
La romancière obtient le plus prestigieux des prix littéraires de l’automne au 1er tour avec 5 voix contre 2 à Jean-Philippe Toussaint pour La vérité sur Marie et une voix à Delphine de Vigan pour Les heures souterraines. Marie NDiaye, installée depuis 2007 à Berlin avec sa famille, est la première femme a obtenir le Goncourt depuis 1998.
Frédéric Beigbeder remporte lui le Renaudot pour Un roman français (Grasset), au cinquième tour avec sept voix contre une pour Vincent Message pour Les veilleurs, une voix pour Véronique Ovaldé pour Ce que je sais de Vera Candida et une pour Justine Lévy pour Mauvaise fille.
Marie NDiaye, née en 1967 dans le Loiret d’un père d’origine sénégalaise et d’une mère française, a publié à 18 ans son premier roman, Quant au riche avenir (1985).
Remarquée par Jérôme Lindon des éditions de Minuit, elle abandonne ses études pour se consacrer à l’écriture et enchaîne depuis romans et recueils de nouvelles. Une vingtaine en 23 ans, parus pour l’essentiel chez Minuit puis chez Gallimard. Comédie classique (1988), La femme changée en bûche (1989), La sorcière (1996)…
Romancière atypique, tour à tour féministe, engagée, elle surprend par l’étrangeté de ses récits. Prix Femina en 2001 pour Rosie Carpe, elle entre en 2003 au répertoire de la Comédie-Française avec Papa doit manger.
Trois femmes puissantes (lire ici la critique de Libération) regroupe trois récits dont les héroïnes résistent pour préserver leur dignité, entre la France et l’Afrique.
Trublion de l’édition française devenu l’un des piliers de la critique littéraire, Frédéric Beigbeder obtient pour sa part une nouvelle consécration. Un roman français (lire ici la critique de Libération), son récit autobiographique, fleure la province profonde. Fatigué des nuits de défonce dans les boîtes de nuit parisiennes, l’ex-jet-setter livre le récit sensible de son enfance béarnaise.
Auteur comblé de 99 francs en 2000 (400.000 exemplaires vendus et une adaptation au cinéma en 2007), Frédéric Beigbeder a déjà obtenu le prix Interallié 2003 avec Windows on the World.
Le prix Renaudot de l’essai a été décerné a Daniel Cordier pour Alias Caracalla (Gallimard). Enfin le Renaudot du livre de poche, attribué pour la première fois, a récompensé Hubert Haddad pour Palestine.
(Source AFP.02.11.09.)
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**«Trois Femmes puissantes», trois destins entre la France et le Sénégal.
Marie NDiaye Trois Femmes puissantes Gallimard, 316 pp., 19 euros.
Le mal est toujours un bon sujet de roman, c’est le sujet préféré de Marie NDiaye qui n’a pas écrit que de très bons romans, elle a aussi écrit des pièces de théâtre. Papa doit manger (Minuit, 2003), avec quoi elle est entrée au répertoire de la Comédie française, est d’ailleurs le texte qui évoque le plus son nouveau livre, Trois Femmes puissantes. Dans les deux cas, il est question de peaux noires et blanches, de malentendu induit par ces couleurs. Et puis il y est question de manquement paternel : le père absent effectue un détestable retour en force dans la vie de ses filles, qu’il ne trouve pas trop à son goût. Tel est l’argument de la pièce et, ici, de la première histoire.
Abjection. Car les trois récits qui composent Trois Femmes puissantes se présentent comme autant de chapitres distincts, même s’ils ne sont pas sans liens, cousus d’une phrase très riche et brodés d’oiseaux. Norah, héroïne numéro 1, vient à Dakar à son corps défendant, convoquée par «celui dont l’affection a toujours été improbable», et qui la confond volontiers avec sa sœur si ça peut faire de la peine. Le père a quitté les siens et la France trente ans auparavant, en emmenant le plus jeune de ses trois enfants, Sony, 5 ans, durablement dévasté par l’amour qui lui est porté. «Ravage et déshonneur» : tout ce qui vient de la maison du père, homme «implacable, terrible», relève de l’abjection.
Marie NDiaye est un as pour les sensations de peur, d’angoisse, de honte, d’humiliation. Le tyran éclatant est aujourd’hui un vieil homme négligé qui dégage une curieuse odeur. Il reste odieux, mais, désormais, la terreur s’est retournée contre lui. Norah enregistre les signes du naufrage : «Elle lui trouva la peau noirâtre, moins foncée qu’avant, sans éclat.» La maison est désertée. Deux petites filles sont enfermées dans une chambre. Sony a disparu. La vessie de Norah lui joue des tours mortifiants (dans le second récit, des démangeaisons dévorent l’anus du personnage principal, un Blanc déclassé). Elle cherche son frère (comme dans Rosie Carpe, prix Femina 2001) : sa droiture sera-t-elle assez forte pour mettre en déroute les «démons qui s’étaient assis sur leur ventre quand elle avait 8 ans et Sony 5» ?
Parfois, Marie NDiaye suggère que Norah est lucide sur la perversité paternelle : «Le père envoyait un peu d’argent, irrégulièrement et des sommes différentes à chaque fois qui devaient laisser croire, sans doute, qu’il faisait ce qu’il pouvait.» A d’autres moments, elle soumet son héroïne (et les lecteurs) à l’absurdité la plus nue, la plus inquiétante, sans aucune explication ni commentaire psychologique. Norah a laissé à Paris sa fille, confiée à la garde d’un compagnon d’autant plus dangereux que son incurie a des apparences aimables. Le mal est alors «souriant et doux et obstiné». L’amant s’est installé chez Norah avec sa fille à lui. Et voilà qu’elle les voit soudain tous les trois, au Sénégal, à la terrasse d’un hôtel.
Rutebeuf. Le Sénégal, pays du père de l’auteur, qui n’écrit pas d’habitude sur l’Afrique, n’est pas nommé. La première histoire contient cependant des repères précis : la prison de Reubeuss, le village de Dara Salam, le quartier de Grand-Yoff, le journal le Soleil, tout cela renvoie à Dakar. Le deuxième récit est enraciné là-bas, mais se passe en Gironde. Cette fois, l’héroïne est hors champ. Elle s’appelle Fanta, elle est partie de rien et elle y est retournée. En France, elle est femme au foyer dans une maisonnette sordide. Au Sénégal, elle enseignait la littérature au lycée, où elle a rencontré le fin, le blond Rudy Descas, un agrégé spécialiste des poètes du Moyen Age, que nous allons suivre dans sa déréliction, ressassant du Rutebeuf, jusqu’au sursaut final. Viré après une sale affaire qui renvoie elle-même à d’atroces souvenirs, renvoyé en métropole où sa mère achève de lui gâcher l’existence, il est l’employé incapable d’une boîte qui vend des cuisines.
Dernière histoire, peut-être la plus belle : celle de Khady Demba, dont le nom a déjà été lu au début du livre. Son passé est tel qu’il l’a «préparée à ne pas juger anormal d’être humiliée». Pourtant, sa conscience de soi ne peut lui être retirée, elle se sait «indivisible et précieuse», elle est Khady Demba, c’est tout. Son intégrité, dût-elle subir le pire, ne sera jamais entamée. Telle est la foi de Trois Femmes puissantes, la quatrième étant Marie NDiaye.(Libération-20.08.09.)
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**Sous le capot de Frédéric Beigbeder
Frédéric Beigbeder Un roman français Grasset, 282 pp., 18 euros.
Il y a deux sortes de complaisance. L’une consiste à se peindre à son avantage ; l’autre, à son désavantage. Si les deux sont également pénibles, il n’est pas certain que la seconde soit la plus profonde, mais c’est la plus orgueilleuse et la plus à la mode : tout le mal qu’une célébrité (ou se croyant telle) dit d’elle-même alimente son compte en bien par la modestie qu’il suppose, et qui est généralement aussi fausse qu’un assignat. Comme Frédéric Beigbeder est un homme à la mode, c’est cette solution-ci qu’il choisit pour évoquer, dans Un roman français, son histoire familiale et son enfance. Du moins, apparemment.
Il le fait à l’occasion d’une garde à vue qui le conduisit d’un commissariat parisien au dépôt du Palais de Justice, dont il découvre et subit éberlué le scandaleux état : sa dénonciation avec indignation en lettres capitales est nettement inférieure à certains articles ayant décrit, depuis belle lurette et en vain, ce lieu où une démocratie entretient son inconscient par l’irrespect humain. Beigbeder a cependant accepté de couper, sur demande de son éditeur et pour le tirage de rentrée (60 000 exemplaires), quelques extraits d’un passage que la presse avait pu lire dès juin. Il y dénonçait, sans excès de violence mais avec maladresse, le procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, qui ordonna sa mise en détention. Proche de l’UMP et incarnation de la haute magistrature parisienne, cet homme de cabinet a été l’un des pivots dans le traitement des affaires politico-financières des années 80-90 (Frégates de Taïwan, MNEF), plus récemment l’affaire Clearstream. Interventionniste, réputé chiraquien, il a contribué à renforcer la puissance du parquet. Son histoire est celle d’un grand homme de réseau et de pouvoir. Elle reste à écrire et mériterait de l’être. Ce n’est pas Beigbeder qui, des pages 190 à 193 de la première version de son livre, l’a fait. Un bref communiqué de Marin l’a renvoyé à ses culottes un peu trop courtes, en rappelant qu’il s’était contenté d’appliquer la loi.
«Artistes Malades».Dans le passage litigieux, Beigbeder affirmait (on n’est jamais trop imprudent ni trop emphatique) que c’était la page «de loin la plus dangereuse que j’ai écrite de ma vie». Il a renoncé à cet acte héroïque. Exemple de changement : après avoir imaginé le rapport de sujétion entre les flics et le haut magistrat, il tempêtait dans ce style caricatural qui le caractérise parfois : «Je t’informe que tu es prisonnier de ce récit, dont tu es le personnage le plus abject, Jean-Claude Marin. Pour toujours, Jean, Claude et Marin symboliseront la Cruauté d’une Justice Disproportionnée envers les Artistes Malades, la jalousie du Rond de Cuir qui envie les Romanciers Epicuriens […], la Veulerie Soumise de l’Eteigneur d’Affaires qui se Rattrape sur un Petit Fêtard. […] Te voilà érigé en Symbole de la Lâcheté Froide et de la Biopolitique Aveugle.» Dans la seconde version, Marin n’est plus que «le symbole de la Biopolitique Aveugle et de la Prohibition paternaliste».
La tirade originelle relevait sans doute de la farce. C’est en tout cas ainsi qu’Olivier Nora, PDG de Grasset, affirme l’avoir d’abord lue : «Le passage ne m’avait pas sauté aux yeux, Frédéric faisait de Marin un personnage caricatural. Mais, en relisant le livre imprimé, je me suis dit : ce n’est pas bon, la chancellerie va bouger pour outrage à magistrat et l’affaire va tout cannibaliser. Pour une fois que Frédéric ne fait pas le malin et rentre en lui-même…» Vraiment ? Voyons ça en revenant au livre.
L’auteur, 42 ans, s’est retrouvé là parce qu’en compagnie d’un ami baptisé le Poète, et qui n’est autre que l’écrivain Simon Liberati (qui publie son troisième roman, l’Hyper Justine, chez Flammarion), il s’est fait serrer tandis qu’il sniffait de la cocaïne sur un capot devant une boîte de nuit réputée. En hommage à Jay McInerney et Bret Easton Ellis, dit-il. La description qu’il fait de lui et de l’autre en ces circonstances est celle d’adolescents très attardés, avec qui les flics, bonne pâte, pourraient finalement être plus durs (ils le sont généralement avec d’autres) : moins à cause de la coke qu’en vertu de l’idiotie un peu cuistre qu’ils dégagent. Le dandysme n’est ici qu’un anachronisme de l’immaturité. Le Poète récite aux uniformes un passage du Mangeur d’opium. C’est peut-être vrai, mais comme c’est le texte où Baudelaire affirme que «le palimpseste de la mémoire est indestructible», on peut y voir un artifice destiné à introduire le gros du texte : comment Frédéric l’amnésique, du fond de sa geôle puis en écrivant, va retrouver la mémoire de son enfance, et, de ficelles en aiguille, immortaliser (car c’est sa prétention proustienne affichée) le destin familial.
Plages basques. C’est l’histoire de grands bourgeois et de nobles déclassés, avec châteaux, grandes villas basques, personnages excentriques et divorce des parents à la clé. Pour effriter la madeleine, l’illustre rejeton fait le coup du temps retrouvé, mais son état de départ – l’amnésie – n’est jamais crédible. Une fois oublié le toc de la construction et du présupposé, l’ensemble devient précis sur les souvenirs, plutôt bien écrit, générationnel dans son rapport aux pubs et aux produits, bardé de formules de moralistes répétitives, dans le genre pessimisme à la noix, comme si Beigbeder, ne pouvant tout à fait croire en lui-même comme écrivain, ne cessait jamais de faire le beau (ou le laid, c’est pareil), pour le public qui l’achètera.
La morale finale est pleine de vertu réactionnaire. Le quadragénaire devenu père retrouve avec les plages basques (qu’il décrit bien) les valeurs de sa classe : pudeur, silence, sacrifice, bon goût, et ce qu’il faut de guimauve «nouveau père» – autre genre à la hausse dans la sociologie romanesque. C’est dans ce cadre conformiste et, sous l’apparente autocritique, profondément autosatisfait, qu’il faut lire la «révélation» du livre : des grands-parents ont sauvé des Juifs pendant la guerre à l’insu de tout le monde. Les secrets de la famille Beigbeder sont assez enviables pour qu’il soit flatteur (sinon élégant) de les révéler. La bourgeoisie française, décidément, on ne la mérite vraiment pas.
Comme l’auteur est sympathique, sans mesquinerie, et qu’il a tout de même du style, les gens n’ayant aucun rapport déterminant à la vérité – ça fait du monde – devraient prendre sa vessie pour une lanterne. Les autres préféreront lire ou relire Un roman russe d’Emmanuel Carrère, dont Beigbeder prétend s’être inspiré, ou, mieux encore, Formation de Pierre Guyotat. (Libération-20.08.09.)
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