Après le nuage islandais, la tornade nordique
30052010
La chanteuse suédoise Lisa Ekdahl classe deux de ses albums dans les trois premières places de notre top des ventes de CD.
De «Millénium» à Abba, en passant par Camilla Läckberg, la culture d’Europe du Nord est une mine de succès dans l’Hexagone.
Après le nuage islandais, la tornade nordique ! Cinq mois avant l’arrivée de Mamma Mia ! à Paris, au Théâtre Mogador, 30.000 billets ont déjà été vendus. «C’est deux fois mieux que Le Roi Lion à la même date », se félicite-t-on chez Stage Entertainment qui produit cette comédie musicale inspirée des tubes pop d’Abba. Avec près de 5000 albums par semaine, le groupe suédois, dissous en 1982, devrait connaître de nouveau une année record en France ! Derrière cette culture de masse qui bénéficie au très branché Peter von Poehl et au crooner Jay-Jay Johanson, le jazz nordique a aussi beaucoup de succès. Lisa Ekdahl, le pianiste E.S.T et le Norvégien Nils Petter Molvaer sont incontournables. Fredrika Stahl dont le troisième album Sweep Me Away (Columbia) sort fin août, est le phénomène du moment. « Après avoir vendu 60.000 disques et joué en première partie de Cœur de pirate et de Micky Green, elle sera en tournée en France de juin à octobre» , annonce son manager David Barat.
Littérature et cinéma n’échappent pas à cette vague. Stieg Larsson et Camilla Läckberg se maintiennent depuis des mois en tête des ventes des polars. Au théâtre, à Paris, Le Mec de la tombe d’à-côté de Katarina Mazetti est un des grands succès de la saison 2009-2010. En art contemporain, le Dano-Islandais Olafur Eliasson est devenu une vraie star. La mezzo suédoise Anne-Sofie von Otter fait salle comble à l’Opéra Garnier. Les théâtres parisiens ne jurent que par Ibsen : sa Maison de poupée a été adapté cinq fois cette saison.
«Les Nordiques ont un don pour flairer les tendances de la culture mondiale et ont un sens marketing très fort , explique l’anthropologue Pierre Forthomme, spécialiste des relations franco-suédoises. Comme ils s’appuient sur les attentes des consommateurs, leurs produits culturels s’exportent très bien.» En France, l’intérêt pour la culture du Grand Nord est cyclique. La première vague remonte aux années 1920 avec Greta Garbo et le prix Nobel de l’écrivain Selma Lagerlöf.
Après la Seconde Guerre mondiale, la Suède pays neutre fascine. En 1956, Ingmar Bergman se fait remarquer à Cannes avec Sourires d’une nuit d’été. À la fin des années 1960, les sociaux-démocrates étonnent la classe politique française. Et, les films scandinaves multiplient les scènes de nu. «On était en pleine libération des mœurs. Le fantasme de la blonde pulpeuse libérée s’est installé, analyse Jérôme Rémy, directeur artistique du Festival des Boréales qui se déroule en novembre à Caen. Depuis, les Français croient que toutes les femmes scandinaves sont libérées. C’est oublier la pesanteur du protestantisme et faire peu de cas de Strindberg.»
En 1986, l’assassinat du premier ministre suédois Olof Palme marque un coup d’arrêt. La société idéale devient plus compliquée à comprendre. L’intérêt reprend au milieu des années 1990 avec l’avènement, au cinéma, du Danois Lars von Trier, des Finlandais Ari et Mika Kaurismaki, de la chanteuse islandaise Björk et de nombreux écrivains dont le Suédois Henning Mankell et le Finlandais Arto Paasilinna. Aujourd’hui, avec la crise, l’intérêt est plus fort que jamais car, à l’exception de l’Islande, ces pays se portent bien mieux que la France.
«Ils intriguent et suscitent beaucoup de déplacements de nos hommes politiques, note le sociologue Wojtek Kalinowski qui vit entre Paris et Stockholm. Leur modèle basé sur la culture et l’éducation est source d’espoir.» Ces politiques se répercutent sur les artistes. Pour aider les écrivains, les États subventionnent les traductions.
L’importance du sport provoque l’émergence du cirque nordique. Les deux stars du genre, Cirkus Cirkör, sorte de Cirque du Soleil suédois et les fous furieux finlandais de Race Horse Company seront en France cet automne. Le cinéma a aussi le vent poupe. À la Fnac, le succès des DVD de Millénium et de Morse, très beau film de vampires, provoque une forte demande des films de genre norvégien dont les ados parlent beaucoup sur Internet comme Coldplay, Dead Snow et Man Hunt. Enfin, à Noël, MK2 sortira au cinéma Snabba Cash, adaptation très réussie du best-seller noir de Jens Lapidus (Plon).
Top Romans nordiques
Meilleures ventes de la semaine
1. Le Mec de la tombe d’à côté (Katarina Mazetti)
2. Les Dix Femmes de l’industriel Rauno Rämekorpi (Arto Paasilinna)
3. Sang chaud, nerfs d’acier (Arto Paasilinna)
4. Les Larmes de Tarzan (Katarina Mazetti)
5. Le Cerveau de Kennedy (Henning Mankell)
* Parmi ces cinq romans sortis en janvier, celui de Nicolas Rey, en vente depuis seulement deux semaines, arrive en tête.
Top CD de chanteurs scandinaves
1. 18 Hits, Compilation (Abba)
2. Heaven, Earth And Beyond (Lisa Ekdahl)
3. When Did You Leave (Lisa Ekdahl)
4. Abba Gold, Greatest Hits (Abba)
5. Going to Where the Tea-Trees Are (Peter Von Poehl)
Top polars
1. L’Oiseau de mauvais augure (Camilla Läckberg)
2. Hiver arctique (Arnaldur Indridason)
3. La Princesse des glaces (Camilla Läckberg)
4. Millénium (Tome 3, La Reine dans le palais des courants d’air) (Stieg Larsson)
5. Millénium (Tome 2, La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette) (Stieg Larsson)
6. Millénium (Tome 1, Les hommes qui n’aimaient pas les femmes) (Stieg Larsson)
7. Le Prédicateur (Camilla Läckberg)
8. Le Tailleur de pierre (Camilla Läckberg)
9. Le Bonhomme de neige (Jo Nesbo)
10. Hypothermie (Arnaldur Indridason)
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**Les petits disciples de Socrate
Pourquoi attendre qu’ils soient en classe de terminale pour leur apprendre à réflechir ? Les livres qui prétendent initier les enfants à la philosophie se multiplient.
Ils sont loin d’avoir lu Kant et Platon, ils ne les connaissent même pas. Ils n’ont pas davantage à potasser les annales dans la perspective du bac philo, ils viennent à peine d’entrer au collège quand ils ne sont pas tout simplement en primaire. Plusieurs petites mains se lèvent pourtant à l’issue de la conférence que vient de donner le philosophe Alain Badiou sur le thème du «fini et de l’infini», ce samedi après-midi au Nouveau Théâtre de Montreuil, près de Paris. Des questions parmi d’autres : «Si Dieu a créé l’homme et qu’il est infini, alors qui a créé Dieu ?» ou «Quand on pense à un homme célèbre longtemps après qu’il soit mort, est-ce qu’il est infini ?». Le philosophe répondra à toutes les questions avec une patience (infinie) après avoir expliqué les notions d’infini virtuel et actuel, cité Cantor, Hugo et Pascal ou encore évoqué la peur face à ce mot qui nous rappelle notre condition mortelle.
Plusieurs fois par an, les enfants sont ainsi invités aux petites conférences proposées par Gilberte Tsaï, la directrice du théâtre. Au programme : des idées et encore des idées. Sur la scène transformée en estrade : des philosophes aguerris qu’un réel effort de pédagogie n’effraye pas. «Au ciel et sur la terre», «La beauté», «Le juste et l’injuste» par Jean-Luc Nancy, «Si loin et tout près» par Étienne Balibar, «Le fini et l’infini» par Alain Badiou. Chaque fois, les parents sont, eux aussi, très attentifs. Ils sont ici les bienvenus alors que dans les «goûters philo» organisés dans les bibliothèques de la Ville de Paris, on leur interdit d’assister au débat : ils pourraient parasiter la discussion.
Même combat dans les librairies. On ne compte plus les collections de livres de philosophie pour les enfants. Les titres de ces ouvrages plongent le parent qui en était resté à Harry Potter dans un abîme de perplexité. De bonnes raisons d’être méchant ? , Pourquoi la mort chez Gallimard Jeunesse, Le Corps et l’Esprit , Le Travail et l’Argent chez Milan ou Le Sens de la vie expliqué aux tout-petits chez Nathan. À première vue, ce rayon a tout pour séduire les adultes, attendris de voir leur progéniture endosser l’habit du petit disciple de Socrate alors que guette alentour le spectre effrayant du jeu vidéo et de l’uniforme du geek. Le succès de ces collections n’est plus à prouver. Reste à savoir si ces livres relèvent du pur opportunisme ou d’une réelle nécessité.
«À quoi sert de philosopher avec les enfants ?» : voilà justement la question débattue ce week-end au festival Philosophia de Saint-Émilion (1), qui invite de nombreux philosophes à venir rencontrer un public d’adultes et d’enfants. Brigitte Labbé est un auteur convaincu qui a embarqué deux professeurs agrégés, Pierre-François Dupont-Beurier et Michel Puech, dans son entreprise des «Goûters philo» (trente-cinq titres parus). «Les enfants sont dans un âge incroyablement philosophique. Ils posent des questions à tout bout de champ. Nos ouvrages sont conçus comme des boîtes à outils. Ils les aident à se forger un esprit critique et à prendre goût au plaisir du questionnement. Nous partons toujours des pensées des philosophes sans toutefois faire référence à eux, car je pense que cela n’intéresse pas un enfant de neuf ans.»
Des limites à l’entreprise
En l’espace de dix ans, l’auteur a ainsi constitué une véritable collection qui couvre la quasi-totalité des termes abordés par les grands penseurs. Ses livres sont aujourd’hui traduits dans dix-huit langues. Nouveau venu sur ce créneau en vogue, Jean-Paul Mongin a quant à lui décidé l’inverse. Il raconte l’histoire des philosophes dans sa collection «Les petits Platons», soit un volume consacré à Socrate, Descartes, Kant mais aussi Leibniz, saint Augustin ou Lao Tseu à glisser dans le sac. Un pari risqué mais passionnément défendu par ce jeune éditeur. «La plupart des livres qui existent visent à initier l’enfant à la pratique du questionnement en partant des questions que se pose l’enfant. Avec “Les petits Platons”, nous lui proposons une histoire qui lui permettra d’embrasser la vision du monde d’un grand philosophe. Car la fiction est le lieu même où la philosophie s’atteste.» L’éditeur, qui n’hésite pas non plus à faire appel à des spécialistes comme Olivier Abel pour un futur Ricœur, à paraître, reconnaît qu’il y a des limites à l’entreprise, notamment lorsque le philosophe ne déploie pas d’histoire pour étayer son raisonnement. Il s’en est rendu compte en accouchant de La Folle Journée du professeur Kant, ouvrage destiné à éclairer la notion de morale kantienne pour des jeunes lecteurs… Il continue toutefois à marteler son credo : «Il faut être confronté à des pensées fortes et cohérentes pour philosopher soi-même.»
Le philosophe Raphaël Enthoven (2) défend lui aussi ce point de vue. «Il est important de restituer la lettre du texte en le rendant pertinent et accessible aux plus jeunes. De ce point de vue, il y a une vraie valeur ajoutée. Les enfants sont particulièrement sensibles aux histoires. On peut donc leur raconter la vie des philosophes, que l’on tend souvent à réduire à des esprits désincarnés, faute de les lire.» S’il défend aussi la nécessité du questionnement, jugeant toutefois les questions «plus essentielles que les réponses», le philosophe relève pourtant un malentendu. «On fait de la philosophie pour les enfants, on s’émerveille de leur candeur et de leur absence de préjugés avec raison, mais on oublie les adolescents. Or la philosophie leur apporterait beaucoup, à eux qui, à l’inverse, sont bardés de préjugés, qui considèrent que toute loi est une contrainte, qui passent leur temps à s’opposer. On ne commence à aborder la philo qu’en classe de terminale, et encore, elle ne parle qu’à leur tête, pas à leur cœur.» Passé une douzaine d’années et l’âge adorable des questions métaphysiques, le champ est en effet en friche. Affronter la cible difficile des adolescents demandera toutefois d’être un brin… philosophe. (Le Figaro-27.05.2010.)
(1) Festival Philosophia, les 29 et 30 mai à Saint-Émilion, conférences et ateliers sur le thème de l’imagination. (2) Le philosophe vient de diriger l’ouvrage «La Dissertation de philo» destiné aux bacheliers (Fayard).
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*Tu me lis Kant ? Une sélection de livres pour réfléchir.Pour les exigeants. Socrate sème la pagaille dans les rues d’Athènes, saint Augustin se confesse, Descartes n’en finit plus de douter : cette collection intitulée «Les Petits Platons» est pétillante par la forme mais diablement exigeante sur le fond. Très bien illustrés, ces ouvrages séduisants nécessitent l’appui des parents pour les plus jeunes, à partir de dix ans.Existent déjà : La Folle Journée du professeur Kant, Le Malin Génie de Monsieur Descartes, Lao-Tseu, ou la Voie du dragon, La Mort du divin Socrate, Le Meilleur des mondes possibles d’après Leibniz et Les Confessions de saint Augustin. Éditions Les Petits Platons, 64 p., 12,50 €.
Quelques pensées. «Penser c’est dire non», «L’homme est un loup pour l’homme» : inutile d’attendre la terminale pour mémoriser quelques préceptes utiles. Ce petit livre explicite les citations philosophiques à l’aide d’historiettes mettant en scène deux enfants. À partir de neuf ans.
«Les grands philosophes parlent aux petits philosophes» de Sophie Boizard, illustrations de Laurent Audouin. Milan jeunesse, 72 p., 14 €.
Grandes questions. Depuis dix ans, la collection des «goûters philo» décortique les grands questionnements enfantins en se mettant délibérément à la portée des plus jeunes. Une formule éprouvée par l’auteur Brigitte Labbé qui travaille avec les philosophes Michel Puech et Pierre-François Dupont-Beurier. À partir de neuf ans.
Dernier ouvrage paru : «Croire et savoir», de Brigitte Labbé et Pierre-François Dupont-Beurier. Milan jeunesse, 42 p., 7,50 €
Pour les plus grands. Malgré son titre léger, «Chouette penser !», la collection de Gallimard Jeunesse est exigeante. Les thèmes ne sont pas étayés par des histoires mais par des références aux écrivains et aux philosophes, aux mythes et à la littérature. Le souci pédagogique se manifeste par de petites bulles placées en marge du texte pour expliquer le sens de certains mots et noms propres. Les plus jeunes risquent toutefois de décrocher assez vite face à un texte fourni et long. Pas avant treize ans, de toute évidence.
Derniers ouvrages parus : «De bonnes raisons d’être méchant ? » par Denis Kambouchner, illustré par Guillaume Dégé et «Je ne veux pas vieillir» par Claire Crignon-De Oliveira, illustré par Juliette Binet. Gallimard Jeunesse, 80 p., 10,50 €.
Pour les parents. Osez parler philo avec vos enfants : c’est un spécialiste qui l’affirme. Roger-Pol Droit a conçu à l’intention des parents ce petit livre qui les invite à susciter un dialogue permanent avec leurs enfants. Au cœur de la démarche se situe, selon lui, le plaisir de réfléchir, bien plus important que celui de donner des réponses à tout prix.
«Osez parler philo avec vos enfants» de Roger-Pol Droit, Bayard, 170p., 14,90 €.
Et aussi. Les petites conférences Lumières pour enfant, le texte de ces conférences dispensées régulièrement par des philosophes ou d’autres intervenants, spécialistes dans leur domaine, au Théâtre de Montreuil, sont systématiquement éditées par Bayard (12 €).
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» La dissertation de philo, de Raphaël Enthoven, Fayard, 9,98€ sur Fnac.com
» Collection «Les Petits Platons, Éditions Les Petits Platons, 11,88€ le tome sur Fnac.com
» Les grands philosophes parlent aux petits philosophes, de Sophie Boizart et Laurent Audouin, Milan Eds, 13,30€ sur Fnac.com
» Croire et savoir, de Brigitte Labbé et Pierre-François Dupont-Beurier. Milan Eds, 7,13€ sur Fnac.com
» Collection « Chouette penser ! », Gallimard Jeunesse, 9,50€ le tome sur Fnac.com
» Osez parler philo avec vos enfants, de Roger-Pol Droit, Bayard, 14,16€ sur Fnac.com
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*Joseph Kessel l’artiste du reportage
Joseph Kessel,de retour d’Afghanistan,chez lui en 1967.
Il a élevé le journalisme au rang des beaux-arts. En Allemagne, en Espagne, en Israël, aux États-Unis, c’est au coeur de l’action q’il donna le meilleur de sa plume.
Bonne nouvelle pour les enfants de Villemessant, le journalisme a profondément partie liée avec la littérature moderne. À ceux qui en doutaient, soit qu’ils sous-estiment l’art d’Albert Londres, soit qu’ils sacralisent à l’excès celui de Proust, Joseph Kessel, après Kipling et Hemingway, administre un sévère démenti. Sa prose, puissante comme un fleuve d’Europe centrale, prend sa source dans la presse, aussi indéniablement que la Seine au plateau de Langres.
Quand on lui remit son épée d’académicien, Kessel raconta son premier reportage : il s’agissait pour lui de relater le 14 Juillet de la Victoire, celui de 1919. Pour un événement aussi important, le jeune reporter s’était gavé d’images, de couleurs, d’impressions, puis était rentré chez lui pour rédiger dans le calme un article qu’il voulait historique. À son bureau, les couleurs, les images, les odeurs s’étaient évanouies. Il lui avait fallu retourner à l’Arc de triomphe pour écrire dans le brouhaha et la foule. Jef retint la leçon. L’écriture n’est pas affaire de confort, de silence ni de crayons bien taillés : c’est un flot intérieur prêt à déferler.
Vivre en frère parmi les mauvais garçons
En Allemagne, en Espagne, en Israël, aux États-Unis, c’est au contact des hommes, dans la senteur des forêts ou l’ivresse du bitume chaud, dans le fracas des explosions ou les vivats des manifestants, qu’il donna le meilleur de sa plume. Ses innombrables reportages (réédités par Tallandier) l’illustrent. Sa plongée dans l’Untervelt, cette société secrète, mi-mafieuse mi-partisane, ayant mis en coupe réglée le Berlin de la nuit, est la meilleure analyse de l’Allemagne des années 1930 et de son état d’esprit : «Pour savoir, pour sentir vraiment à quel point le besoin du défilé, l’instinct de la soumission sont entrés dans la chair et le sang de la vie allemande, il faut avoir vécu en frère parmi ces mauvais garçons.» Kessel pratique le journalisme comme un des beaux-arts.
Quels sont les chefs-d’œuvre du romancier ? Il faudrait se lancer dans une liste – et un débat. Écouter les tenants de Belle de Jour et ceux du Lion. Admettre qu’Une balle perdue est un texte admirable sur la guerre civile à Barcelone. Regretter bien des pages relâchées, bien des longueurs. Préférer Tous n’étaient pas des anges, galerie de portraits exceptionnels.
Du point de vue de la forme, L’Armée des ombres est le meilleur livre de Kessel. Un roman furtif, traversé par des éclairs et des ellipses, ménageant des coups de théâtre sans théâtralité, recelant des mots d’auteur. Kessel consacre une admirable figure, qu’il nomme Philippe Gerbier : un chef de la Résistance doté d’une ironie qui le rend indifférent au danger. «Gerbier a passé trois semaines à Londres. Il est reparti pour la France bien portant et très calme. Il avait retrouvé l’usage de son demi-sourire.»
L’origine de ce roman, ce sont les témoignages recueillis par Kessel, auprès des maquisards, au premier rang desquels l’exceptionnel colonel Remy. Le résultat ressortit à la plus belle littérature.
Rencontre providentielle
Est-ce un hasard ? Est-ce la rencontre providentielle de Kessel avec «son» sujet ? Un chant des partisans en prose et sans musique ? Ce serait injuste de réduire ainsi l’écrivain à un chantre. Ainsi, imagine-t-on roman plus différent de L’Armée des ombres que Les Mains du miracle ? La genèse de ce livre, paru en 1960, Kessel l’a racontée. Son ami l’avocat Henry Torrès lui rapporta l’histoire d’une jeune Française rescapée d’un grave accident de voiture. Pour retrouver une vie normale, la jeune fille eut recours à un médecin magnétiseur qui parvint à l’apaiser. Felix Kersten avait quelques titres, tenus secrets : durant cinq ans entre 1939 et 1945, il avait eu entre ses mains expertes un patient nommé Heinrich Himmler. Le chef des SS souffrait de terribles maux d’estomac d’origine nerveuse. D’un côté l’homme le plus puissant du Reich (après Hitler), de l’autre un médecin fort de sa seule science héritée d’un vieux sage chinois. Semaine après semaine, Kersten, humaniste et débonnaire, obtint de Himmler qu’il épargne, gracie, libère des milliers d’hommes, renonce à plusieurs de ses furieux desseins à l’encontre des Hollandais, Polonais, etc. Kessel parvint à rencontrer ce médecin au destin hors du commun et le confessa.
Son récit fut publié sous ce titre : Les Mains du miracle. L’intrigue est bâtie comme une tragédie, un huis clos où s’effectue doucement sous les yeux du lecteur un retournement de rapport de forces, jusqu’au dénouement. L’histoire doit tout à Kessel journaliste, sa construction à Kessel romancier.
Stefan Zweig a écrit en prologue à La Pitié dangereuse : «À celui qui a souvent expliqué leurs destinées, beaucoup d’hommes viennent conter la leur»… C’est la définition de Kessel romancier. (Le Figaro-13.05.2010.)
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**mort de l’éditeur Robert Laffont
Robert Laffont dans sa maison d’édition, en février 1992.
Considéré comme le «grand-père de l’édition française», il est décédé mercredi à Paris à 93 ans. Il avait édité plus de 10.000 titres, dont de très nombreux best-sellers, et créé des collections prestigieuses comme «Pavillons» et «Bouquins», avec son complice Guy Schoeller.
Robert Laffont est décédé hier à Paris à l’âge de 93 ans. Il avait édité plus de 10 000 titres, dont de très nombreux best-sellers, et créé des collections prestigieuses comme «Pavillons» et «Bouquins», avec son complice Guy Schoeller. Il a publié deux livres essentiels de la littérature d’après-guerre : L’Attrape-Cœurs de Salinger et Le Désert des Tartares de Dino Buzzati, sans oublier son plus grand succès, Papillon, souvenirs d’un bagnard.
Rien ne destinait ce fils de la bourgeoisie marseillaise du début du siècle dernier à embrasser la carrière aventureuse d’éditeur. Diplômé d’HEC, titulaire d’une licence en droit, secrétaire général d’une société de remorquage et de sauvetage en mer, le jeune Robert Laffont s’ennuyait ferme à Marseille et s’interrogeait sur son avenir.
«J’avais une femme et un enfant, une situation en vue, un appartement bien placé et la considération de tous. Soudain, la pensée d’avoir toute une vie à arpenter la rue Paradis m’a semblé intolérable. J’ai décidé de choisir au moins une chose, mon métier. C’est ce jour-là que je suis vraiment né», écrit-il dans le livre qu’il consacra à sa profession d’éditeur.
Il avait alors 24 ans. Dans la Cité phocéenne qui l’a vu naître le 30 novembre 1916, le jeune homme côtoie un monde cosmopolite. Des milliers de fugitifs, emportés dans la débâcle de mai 1940, ont fait de la grande ville en «zone libre» leur port de salut provisoire. Parmi eux, un certain nombre d’écrivains, peintres, cinéastes, comédiens, exerçant leurs activités à Paris sont devenus des habitués de la Canebière. La présence de ces intellectuels et artistes réfugiés avait ouvert à Robert Laffont de nouveaux horizons. Ces gens de passage correspondaient à son désir de découverte, et discuter avec eux l’engagea à prendre des risques. Sa rencontre, par exemple, avec le metteur en scène André Hunebelle l’incite à s’orienter vers la production cinématographique. Mais il s’aperçoit rapidement qu’il est en train de faire fausse route. Il se tourne alors vers l’édition, conseillé par Roger Allard, un poète et critique d’art qui avait travaillé chez Gallimard, et Guy Schoeller, le responsable de l’agence Hachette de Marseille. Ce dernier essaie de le dissuader de suivre ces voies aventureuses :
«Mon pauvre ami, vous êtes tenté par les deux chemins qui mènent le plus sûrement à la ruine : le cinéma et l’édition. Le premier est sans nul doute le plus rapide, le second le plus raffiné…»
Des propos qui stimulèrent l’amour-propre de Robert Laffont, bien décidé à montrer de quoi il était capable. Il retrouvera quelques années plus tard Guy Schoeller, d’abord comme concurrent puis comme partenaire, et les deux hommes lanceront la collection «Bouquins». L’aventure des Éditions Laffont commence au quatrième étage d’un vieil immeuble de la rue Venture à Marseille.
Passe d’armes avec les académiciens Goncourt
Le premier livre publié par l’intrépide et entreprenant jeune homme fut l’adaptation par Gabriel Boissy d’Œdipe roi de Sophocle. La pièce venait d’être jouée au théâtre antique d’Orange. La presse locale salua l’arrivée du nouvel éditeur à la recherche d’auteurs. Ils se manifestèrent très vite. François de Roux, Prix Renaudot en 1935, va signer un contrat pour un recueil de nouvelles qui va connaître un beau succès. D’autres écrivains suivront : Marcel Brion, Marie Mauron, Guillain de Bénouville, Kléber Haedens… Sous la houlette de Pierre Seghers, des poètes comme Georges-Emmanuel Clancier, le futur auteur du Pain noir , Luc Estang, Lanza del Vasto, donnèrent d’emblée à la jeune maison une réputation flatteuse. Mais Laffont savait que c’est à Paris que se fait vraiment une carrière d’éditeur. Le grand départ pour la capitale a lieu en septembre 1944, au 30, rue de l’Université, un immeuble vétuste avec des fenêtres en vis-à-vis sur la cour des Éditions Gallimard !
La maison s’appuiera d’abord sur une revue, Le Livre des lettres, dirigée par Kléber Haedens qui publie en 1947 Salut au Kentucky, n’obtenant au prix Goncourt que les voix de deux jurés, René Benjamin et Sacha Guitry. Qu’importe ! Robert Laffont fait imprimer une bande «Le Goncourt de Sacha Guitry et René Benjamin». Menacé d’un procès, il la remplacera par «Le Goncourt hors Goncourt». C’est sa première passe d’armes avec les académiciens Goncourt qu’il attaquera ensuite régulièrement. La littérature étrangère prendra également un essor considérable, avec la création la collection «Pavillons». Parmi les premiers auteurs : Graham Greene et Evelyn Waugh. Malgré de beaux succès, la maison va bientôt connaître des difficultés.
Ainsi, dès 1948, lorsque Hachette, par l’entremise de Guy Schoeller, voulut le racheter. Ce sera finalement René Julliard qui prendra le contrôle de la maison en venant s’établir rue de l’Université. Après douze années de cohabitation, Robert Laffont retrouvait sa liberté d’action grâce à Jean Lambert, un jeune banquier qui avait créé à Wall Street une société d’investissement. L’installation, place Saint-Sulpice, en 1963, correspond au 500.000e exemplaire du Jour le plus long de Cornelius Ryan.
La grosse cavalerie des best-sellers et les chevau-légers de la littérature ont toujours fait bon ménage chez Robert Laffont. C’est une de ses caractéristiques alors que les mauvaises langues l’accusaient de ne s’intéresser qu’aux écrivains commerciaux.
Un homme de la rive gauche
Les noms de Jean Dutourd, Emmanuel Bove, André Pieyre de Mandiargues, La France contre les robots de Georges Bernanos, l’œuvre de Dino Buzzati depuis Le Désert des Tartares, L’Attrape-Cœurs de J. D. Salinger, Ce que savait Maisie de Henry James traduit par Marguerite Yourcenar, Le Premier Cercle d’Alexandre Soljenitsyne, les romans de Gilbert Cesbron, entre autres Il est minuit Dr Schweitzer et Chiens perdus sans collier, Bernard Clavel, Prix Goncourt en 1968 avec Les Fruits de l’hiver, John Le Carré, Norman Mailer, Rachid Mimouni, Serge Lentz, Prix Interallié en 1985 avec Vladimir Roubaïev, Jean Raspail, Olivier Todd, tous ces auteurs et tous ces livres de qualité appartiennent bel et bien au catalogue des Éditions Robert Laffont.
Mais il faudrait également citer la bande des Corréziens Michel Peyramaure, Claude Michelet, Christian Signol, Denis Tillinac, les têtes d’affiche de l’École de Brive. Leurs romans s’inscrivaient dans la tradition d’une littérature populaire comme l’immense succès que fut Papillon, les souvenirs de l’ex-bagnard Henri Charrière.
Citons également la série des best-sellers de Dominique Lapierre et Larry Collins inaugurée par Paris brûle-t-il ?, les romans de Max Gallo, ou encore Françoise Dolto La Cause des enfants. Il a également acheté le Quid en 1977.
Jusqu’au bout, alors que sa maison avait pignon sur l’avenue Marceau, rive droite, qu’il n’en était plus depuis longtemps le propriétaire, Robert Laffont resta dans son quartier de la rive gauche. Au-dessus d’une boutique des éditions, rue des Canettes, à proximité de la place Saint-Sulpice, il occupa un petit bureau tapissé de livres où il recevait ses visiteurs. C’était souvent pour leur parler de la vie après la mort, témoigner de ce monde mystérieux qu’il avait entraperçu sur son lit d’hôpital après avoir été opéré du cœur. Ce sera à la fois sa force et sa faiblesse : Robert Laffont a été avant tout l’éditeur des coups de cœur. Mais sa plus belle réussite, c’est sans doute d’avoir transmis sa passion à trois de ses enfants : Isabelle et Laurent dirigent les Éditions JC Lattès, et Anne Carrière est à la tête de la maison d’édition qui porte son nom. (Le Figaro-20.05.2010.)
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