Nous sommes des voyageurs

** Nous sommes des voyageurs

«Nous sommes des voyageurs. Qu’est-ce que voyager ? Je le dis en un mot : avancer. Que toujours te déplaise ce que tu es pour parvenir à ce que tu n’es pas encore. Avance toujours, marche toujours, ajoute toujours.» *Saint-Augustin (La cité de Dieu)

*un joyeux humaniste

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L&rsquo;histoire n&rsquo;est que l&rsquo;incalculable impact des circonstances sur les utopies et les r&ecirc;ves.<br />
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<p><span style=Jean-Paul Grangaud. Professeur de médecine, cadre supérieur de la santé

   «Il a foi en Dieu, il a foi en l’homme»

Au début, il voulait être receveur de trolley-bus parce que son grand-père, secrétaire des facultés et retraité, l’emmenait régulièrement faire des balades dans ce transport en commun. De Hydra où il habitait jusqu’au quartier de la Marine dans la Basse Casbah, cela faisait une belle virée. Il en a été fasciné. «J’ai connu les Transports algérois (TA), les chemins de fer routiers algériens (CFRA) et cela bien avant l’arrivée de la RSTA. Il y avait également le H qui montait à Notre-Dame d’Afrique, un des derniers trolleys à être supprimés à Alger. Quand on pense que ces trolleys montaient par des ruelles aussi tortueuses qu’escarpées, c’était complètement dingue !
De toutes ces images, j’ai gardé des souvenirs indélébiles. J’avais à peine cinq ans. J’étais marqué par l’autorité du receveur dont la manière de poinçonner les tickets m’avait impressionné.»

Il n’a pas été receveur, et le destin a voulu qu’il embrasse la carrière de médecin. Aujourd’hui, éminent professeur de pédiatrie, chercheur, Jean-Paul Grangaud continue sa noble mission avec la même passion et la même détermination. Jean-Paul fait partie de ces Français devenus Algériens, qui n’ont jamais quitté leur pays. Pourtant, en 1962, sa famille avait préféré larguer les amarres comme tant d’autres, «car elles ne pouvaient imaginer rester dans un pays qui ne soit pas la France, et pour beaucoup, il était inconcevable que les Arabes puissent occuper leurs postes». Au-delà du cliché sombre et dévastateur brandi par l’OAS «la valise ou le cercueil» qui terrorisa bien des familles, il faut noter que bon nombre de Français pieds-noirs ne sont pas partis après l’été 1962. Ceux-là, on n’en a jamais parlés ou très peu.

Un homme discret

Jean-Paul fait partie de cette dernière catégorie à laquelle le livre de Pierre Daum vient récemment de rendre un bel hommage en rejetant et le cercueil et la valise. Nous avons été à la rencontre de Jean-Paul à l’Institut de santé publique où il nous reçoit dans son bureau sans charme. Il était en train de pianoter tranquillement sur son ordinateur. Il faut dire d’entrée que votre serviteur était rongé par l’appréhension quant à la faisabilité de cet article, tant l’homme discret à l’extrême n’aime pas les feux de la rampe. Il l’avait déjà exprimé dans le livre plein de vie et de tendresse que lui a consacré notre ami et confrère écrivain Abderahmane Djelfaoui. Grangaud, d’Alger à El Djazaïr éditions Casbah 2000. Dans l’avant-propos de l’ouvrage, Jean-Paul s’était exclamé : «que diable allais-je faire dans cette galère ? Il est certain que jusqu’à présent, je me pose cette question et surtout je me dis que beaucoup de gens dont le parcours a été plus intéressant que le mien ont eu la pudeur de ne pas le faire.»

Propos pleins d’humilité qui trahissent l’immense modestie qui habite ce joyeux humaniste qui pourrait, à l’instar du poète, déclamer : «J’aime mieux, n’en déplaise à la gloire, vivre au monde deux jours que mille ans dans l’histoire.» Jean-Paul parle de lui avec une liberté touchante énumérant, sans complexe, ses bons et mauvais jours. Aujourd’hui, la question qu’il s’est posée il y a douze ans ne le taraude plus. «Avec du recul, j’estime que j’ai bien fait de me confier au journaliste, par devoir de mémoire, et j’ai toujours du plaisir à relire ma biographie.» En ces temps où la surmédiatisation et la posture ont force de loi, demeurer en retrait de la vie relève de la gageure pour ne pas dire de l’exploit. Dans son discours, toujours en toile de fond son attachement indéfectible à l’Algérie qu’il aime passionnément et qui l’a vu naître peu avant le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale.

«Depuis le début, Alger c’est ma ville, je ne peux pas en bouger. C’est seulement à Alger que je me sens pleinement chez moi. Vous savez, mon père, qui est un libéral, a vu son laboratoire plastiqué par l’OAS. Et lorsque l’heure fatidique du départ est arrivée, il avait déclaré : ‘‘Je ne peux rester dans un pays qui n’est pas français. Moi, j’ai dit l’Algérie quoi qu’il en coûte, c’est mon pays, je reste.’’»

Protestant militant

«La chance que j’ai eue, c’est de faire du scoutisme dès 1945 et rencontrer les SMA. J’ai été commissaire des éclaireurs protestants. A ce titre, j’ai connu Mahfoud Kaddache et Derouiche qui sont devenus des amis. Le monde colonial, les Européens d’Alger étaient enfermés dans leur territoire et n’avaient pas de contact avec les masses algériennes. Le scoutisme m’a permis une ouverture très importante. Et puis, il y avait Yamina, originaire de Bou Saâda, femme de ménage chez mes parents. On allait souvent lui rendre visite dans la Basse Casbah où elle habitait, et qui a été un moment ma nourrice… Mes tout premiers souvenirs d’enfance sont aussi ceux de la guerre 39/45. J’avais commencé à aller à l’école en 1942.

Date du débarquement des Américains qui avaient occupé notre école à Hydra. J’allais aussi voir ma grand-mère à Belcourt, quartier plus marqué par la présence algérienne par rapport à Bab El Oued.» Au déclenchement de la guerre de libération en 1954, Jean-Paul avait terminé ses études secondaires au lycée Gauthier, puis au lycée Bugeaud aux côtés notamment de Claverie, devenu bien après archevêque d’Oran. Jean-Paul faisait partie de la fédération des étudiants protestants. Son père René, né en 1908 à Alger, était pharmacien et professeur de biochimie. Sa mère est originaire de Beni Yenni où elle est née et où ses parents instituteurs propageaient le savoir. Elle même fera par la suite de l’enseignement au lycée Delacroix à Alger où elle prodiguera des cours de mathématiques.

Jean-Paul terminera ses études de médecine en 1960 à Alger et exercera au laboratoire d’hydrologie à la Fac centrale de médecine. Notre interlocuteur se souvient d’avoir refusé de donner de l’argent à un interne de l’hôpital Mustapha qui ramassait des fonds pour l’OAS, «une organisation fasciste semeuse de haine et de terreur». Le 15 juin 1962, Jean-Paul est appelé au service militaire. «On était 15 internes des hôpitaux. On nous a convoqués, on nous a mis dans un avion à l’aérodrome de Boufarik, et après quatre heures, on s’est retrouvés à Strasbourg. Le lendemain, on nous a acheminés vers la ville allemande de Buhl, puis à Libourne. Un poste de médecin était vacant à l’Amirauté d’Alger. Je l’ai brigué en en référant à mes supérieurs qui m’avaient rétorqué : ‘‘Vous êtes pied-noir, vous ne pouvez aller à Alger.’’ Mes parents avaient quitté la capitale algérienne en mars pour Rennes. J’ai été muté à Lorient. Deux mois après, mon vœu a été exaucé d’aller exercer à Alger et retrouver ainsi ma ville. Je ne menaçais pas les accords d’Evian tout de même», lance-t-il avec humour.

En mars 1963, Jean-Paul est à l’Amirauté. «Je me souviens bien de ce jour-là, Hassan II effectuait une visite officielle à Alger.» Après quelques semaines d’exercice, Jean-Paul choisit de travailler à l’hôpital El Kettar et d’enseigner à la faculté. «Nous faisions aussi les trachéotomies : c’est ici que j’ai pris conscience de l’impact des maladies infectieuses dans un pays dépourvu de presque tout. C’est comme ça qu’on a opté pour la vaccination à grande échelle.» Jean-Paul quitte El Kettar en 1965 pour Parnet, où il active dans le service de pédiatrie de Mme Benallegue aux côtés du professeur Boulahbal. «Avec Mme Benallegue, une pionnière, nous avions mis en place un système très efficace pour préserver la santé des enfants grâce notamment à la prévention.»

En 1971, Jean-Paul est à l’hôpital de Beni Messous, où il abat un immense travail en direction de la médecine infantile. De son voyage à Cuba avec le Docteur Amar Benadouda, en 1975, il reviendra avec des idées très instructives concernant notamment la captation des naissances qui consiste à identifier la population des enfants à vacciner, en recourant à l’état civil ou aux services maternités, en identifiant les populations visées et en respectant les délais de vaccination. «C’est un procédé qui a bien fonctionné et qui nous a permis d’avancer», estime-t-il. «Au début des années 1970, on avait une mortalité infantile de 141 pour 1000 pour le Nord de l’Algérie alors qu’elle était de 20/1000 pour les moins de 5 ans. Actuellement, on en est à 23/1000 malgré les avancées, c’est dire qu’il y a encore du travail à accomplir. Avant, il y avait un chiffre effrayant des méningites tuberculeuses. De nos jours, elles ont été substantiellement réduites. La typhoïde qui faisait des ravages a pratiquement disparu.» Cela veut-il dire que le système de santé publique actuel est irréprochable ?

«Oh, que non !», soupire le vieux médecin qui sait de quoi il parle puisqu’il connaît son sujet à fond, non seulement en sa qualité de praticien chevronné, mais aussi en tant que cadre dirigeant au ministère.

Un système à revoir

«On n’a pas une véritable vision qui permette de prendre en charge les problèmes de santé de la population. Il n’y a pas de lignes directrices pour les priorités. Enfin, il n’y a pas suffisamment de concertation entre toutes les parties concernées, sans compter le peu de mobilisation sur le terrain. On n’a pas réussi à décloisonner le secteur. Chacun dans son petit coin subit solitairement les effets des dysfonctionnements.» Notre ami commun, le professeur traducteur Marcel Bois, rencontre régulièrement Jean-Paul au cercle biblique. Il en dresse un portrait attachant : «C’est un homme de foi en Dieu et en l’homme, les deux inséparablement ! C’est lui qui a grandement contribué au lancement de la vaccination après l’indépendance. Il va régulièrement à la paroisse d’El Biar. C’est quelqu’un qui sait s’organiser dans la vie quotidienne au service exclusif de ses malades. Une de mes anciennes élèves, aujourd’hui sans doute grand-mère, m’avait raconté à propos de Jean-Paul qu’il était capable de se lever en pleine nuit pour aller au secours d’un malade. Il est attentif à n’importe quel interlocuteur. C’est un humaniste qui croit en ses idées, de ces gens qui ne font pas de bruit, mais qui sont toujours présents lorsque le devoir les appelle.»
Ultime question à Jean-Paul : Et si c’était à refaire ? «Un choix comme celui-là, c’est tous les jours que je le ferais si c’était à refaire.» (El Watan-26.04.2012.) *

Parcours : Jean-Paul Grangaud est né en 1938 dans le quartier du Télemly à Alger. Sa famille déménagea à Hydra où il y vit depuis.
Il effectue des études scolaires et secondaires à Alger avant de rejoindre la Faculté d’Alger pour des études de médecine qu’il achèvera à la fin des années cinquante. Appelé au service militaire, il est affecté en Allemagne peu avant l’indépendance. Il y fera quelques mois avant d’être muté à Alger. Il exercera à l’hôpital Mustapha, à Parnet, à Beni Messous, à El Kettar…
Compte parmi l’équipe qui a lancé la campagne de vaccination juste après l’indépendance. Jean-Paul est père de 2 garçons qui vivent en Algérie, dont l’un est médecin de la douleur au CPMC, et 3 filles, Sara, Naïma et Isabelle.Grangaud anime plusieurs conférences et est l’auteur de nombreuses communications.

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*Mohamed Bencheneb(1869-1929).

Professeur, conférencier, polyglotte, poète et théologien

Le 7 février 2012,  83 années sont passées depuis la disparition du savant, Mohamed Bencheneb, professeur émérite, polyglotte, poète, dont la première publication, qui date de 1895, traite de La plantation à frais commun en droit malékite, mais il ne reviendra plus aux questions de jurisprudence. Sa curiosité de bon instituteur et son désir de montrer ce qu’on doit aux musulmans en matière d’éducation lui inspirent l’heureuse idée de faire connaître des notions de pédagogie musulmane (1897) puis une «lettre sur l’éducation des enfants» du philosophe Ghazali (1901). Puis ce fut une fulgurante ascension permettant à notre chercheur de figurer parmi ses illustres pairs de la société savante, très réduite à travers le monde. Mais qui est au juste Mohamed Bencheneb, dont une rue à La Casbah porte son nom ? Mohamed est né près de Médéa dans un village appelé Takbu, le 26 octobre 1869.

La famille tirait ses ressources du travail de la terre et d’un peu d’élevage. Le jeune enfant étudie à l’école coranique puis à l’école primaire française et au collège de Médéa puis il part en 1886 suivre les cours de l’Ecole normale d’instituteurs d’Alger. Les élèves musulmans y suivaient des cours, séparés des autres élèves dans une section appelée cours indigène. Mohamed obtint le Brevet de capacité d’instituteur après deux ans d’études, en juillet 1888. Il est nommé instituteur adjoint à Sidi Ali Tamdjaret le 15 octobre 1888 à l’âge de 19 ans, et occupe ce poste nouvellement créé pendant 4 ans. En octobre 1892, il est nommé instituteur indigène-adjoint à l’école Fatah, dans La Casbah, où il va enseigner pendant six ans. Cette période va être décisive pour sa formation. C’est ainsi qu’il étudie l’hébreu au lycée, ainsi que l’arabe auprès du cheikh Abdelhalim Bensmaïa (1866-1931) à l’école des lettres, il suit les cours des savants qui font le renom des études arabes et orientalistes à Alger comme Aboulkacem Bensdira, Edmond Fagan et surtout René Basset à qui souvent Mohamed Bencheneb a souvent été comparé.

Un érudit exemplaire

Mohamed étudie la théologie, le hadith, la géologie, l’hébreu auxquels il joint la connaissance du latin, de l’espagnol, de l’allemand, de l’anglais, du persan et du turc. Ce qui lui permet d’obtenir le diplôme d’arabe de l’Ecole des lettres d’Alger le 19 mai 1894, ainsi que la première partie du baccalauréat en 1896. Il est atteint de variole. Après avoir remplacé son maître, Bensdira, à l’Ecole des lettres, il est nommé professeur à la medersa El Kattaniya de Constantine. Il y reste 3 ans avant de succéder au professeur El Ashraf à la medersa Thaâlybya d’Alger. Il se marie et épouse, le 15 décembre 1903, Houria Kateb, fille du deuxième imam de la Grande Mosquée d’Alger, avec laquelle il aura 9 enfants. C’est en 1905, au XIVe Congrès international des orientalistes à Alger que Bencheneb révèle ses mérites scientifiques qui vont le faire connaître bien au-delà de nos frontières.En 1920, Bencheneb devient membre de l’Académie de Damas, nouvellement créée, et en 1922, il est admis au grade de docteur es lettres devant un jury de l’université d’Alger. Sa thèse principale est consacrée à Abou Dolama, «poète bouffon de la cour des premiers califes abassides», sa thèse complémentaire aux mots turcs et persans conservés dans le parler algérien.

Décédé relativement jeune, à l’âge de 60 ans, Mohamed Bencheneb aura laissé une empreinte indélébile, non seulement dans la culture algérienne, mais dans le champ culturel universel, car ce savant a été un véritable pont entre la culture arabe et la culture occidentale. Son œuvre bilingue englobait de nombreuses branches des lettres et des sciences humaines dans des domaines aussi étendus que le droit musulman, la théologie, la linguistique, la poésie, la philosophie, l’histoire et la littérature comparée… Comme le note Abderrahmane Djillali : «Cette vie de savant d’une richesse étonnante n’est pas seulement exemplaire pour la somme de travail qu’elle représente, pour l’énorme labeur qui permet à Bencheneb d’obtenir respect et considération. Elle est également symbolique d’une identité qui a su s’affirmer dans des circonstances difficiles.»

Bencheneb est père de 4 filles et 5 garçons, Saâdedine (1907), Larbi (1912), Rachid (1915), Abdelatif (1917) et le dernier Djaffar.
Djaffar, qui nous a courtoisement reçus chez lui à Alger, nous a longuement entretenus de la saga des Bencheneb. Djaffar a fait ses études primaires à St-Eugène, secondaires au lycée Bugeaud et la faculté d’Alger où il a beaucoup appris auprès de Hadj Sadok et des Pères. Interprète judiciaire, il a prêté serment le 6 août 1956 à Alger. Il a exercé à Mascara. Un incident au tribunal lui vaudra des démêlés avec le procureur, avec au bout, une mutation, non pas au tribunal, mais au juge de paix de Médéa. Il refusera le poste et démissionnera. Il passe le concours de bibliothécaire, et se spécialise dans les manuscrits arabes.

A l’indépendance, il contribue à la formation de générations dans cette spécialité, jusqu’en 1970, où il change de cap. Il est nommé administrateur au ministère des Finances, puis chef de secteur jusqu’à la retraite en 1990. Djaffar évoquera son frère, l’incontournable Saâdedine, qui a succédé dans la même faculté à son père. Formé aux humanités classiques, latiniste, helléniste et l’amour de la culture arabe fut tel qu’il choisit de s’y spécialiser pour mieux l’honorer. Bilingue, il offrait ainsi un merveilleux exemple d’équilibre et d’harmonie dans la plus pure tradition de savants méditerranéens. Professeur de lettres, il exerça à Médéa, à la medersa d’Alger et au collège Saddiki de Tunis. Ses liens avec la résistance gaulliste contre le nazisme lui font offrir un poste de ministre plénipotentiaire à Djedda (1947-1949). Saâdedine a représenté l’Algérie dans de nombreux congrès. Maître de conférences à la faculté des lettres d’Alger en 1962, il est nommé doyen (1964) avant d’être réélu à ce poste en 1967. Il décéda en 1968. Quant à Rachid, l’autre frère, il eut une carrière tout aussi remplie, pratiquement dans le même domaine.

Polyglote, tolérant

Djaffar, le fils cadet n’a pas beaucoup connu son père. Il en garde cependant des images bien incrustées dans sa mémoire. «De retour d’Oxford en 1928, où il a présenté une communication sur Ibn Khatima, poète andalou dont l’intégralité est parue dans la revue Echihab, nous piaffions d’impatience, mon frère Saâdedine et moi, sur le quai du port d’Alger. L’image du bateau qui accostait et surtout la vue de mon père m’avaient fasciné. Mon père était impressionnant dans sa tenue traditionnelle. Je me souviens aussi qu’on partait souvent durant les vacances scolaires à Aïn D’heb près de Médéa. Nous passions des moments inoubliables dans les champs. En fin d’après-midi, mon père prenait son cartable et se mettait sous un jujubier où il s’adonnait à de longs moments de lecture. Il s’y sentait dans sa peau. Il disait qu’il allait presque en pèlerinage à Médéa où il se ressourçait et où ils se sentait à son aise. Il a toujours conservé sa tenue traditionnelle même quand il est parti à la Sorbonne où il a été invité à superviser le concours d’agrégation d’arabe. Lorsque certains l’apostrophaient, à propos de cette tenue, il ne dissimulait pas sa fierté. C’était un acte de résistance de grande portée. Le président de l’université de Damas, M. Kourdali, lui témoignait une amitié affectueuse et le félicitait pour ses travaux et l’apport inestimable apporté à la science et à la connaissance.

Mon père était d’une grande rectitude et avait horreur du favoritisme, et encore plus de la discrimination. Je me souviens que lorsque j’étais interprète judiciaire à Mascara, j’ ai été invité par Tahar, ancien membre de l’UDMA et élève de mon père, qui était président du jury du baccalauréat. Tahar m’avait raconté cette anecdote : «Il avait eu 2 sur 20 dans l’épreuve d’arabe, et était pratiquement éliminé de l’examen. Parallèlement, les membres du jury étaient ennuyés par un 0 sur 20, infligé à une fille d’un colon haut placé, ils sont allés voir mon père en l’exhortant à davantage d’indulgence, que pensez-vous qu’il fit ? Il réclama une balance et posa la feuille de Tahar sur un plateau de la balance et celle de la fille sur l’autre.

Perplexes, les membres du jury avaient compris la symbolique égalité, ils seront lotis à la même enseigne et bénéficieront tous des deux de la mansuétude du jury en décrochant leur examen.» Mon père allait faire ses emplettes au marché de Djamaâ Lihoud, en plein cœur de La Casbah. Un jour, en pleine canicule, il revenait avec deux couffins bien chargés, exténué, il n’eut d’autre endroit pour souffler un peu et se reposer que la statue du duc d’Aumale. L’agent qui veillait sur les lieux, le somma de dégager afin de ne pas salir cette stèle : «Tu vas tout de suite partir», mon père lui rétorqua que lui aussi partira tôt au tard ! Je ne vous cache pas que j’ai mieux connu mon père à travers ses écrits, son parcours parle pour lui.

Son apport se dégage dans les riches travaux qu’il a réalisés en direction de la culture musulmane. C’était un Algérien authentique, fier de ses origines, de sa culture. Il voulait montrer aux Européens que l’indigène qu’il était pouvait faire mieux qu’eux. Mon père a, à son actif, de nombreuses publications, en exploitant des manuscrits avec des traductions, pour montrer que l’Algérien a un passé historique, culturel avec un patrimoine matériel et immatériel d’une richesse inouïe.

Une morte précoce

Sa vie n’a pas été un repos. Je peux vous signaler que le professeur Cour, qui a obtenu son doctorat en 1920, a fait l’impossible pour que mon père ne puisse pas accéder aux distinctions en tentant de l’empêcher de subir ses examens. Car Cour, au-delà de ses bagages intellectuels, était un officier supérieur de l’armée. Malgré toutes les entraves, mon père a pu se frayer un chemin par ses travaux reconnus et dont on citera les plus connus. Sa thèse sur la poésie de Abu Doulama et une autre sur les mots turcs et persans conservés dans le parler algérien. Nul n’ignore la place privilégiée qu’occupent dans le langage les proverbes Ces flambeaux qu’éclairent les discours.

Bencheneb a personnellement recueilli nombre de ces proverbes, surtout à Alger et Médéa. Il a puisé également dans un certain nombre d’ouvrages en donnant la traduction accompagnée d’explication, en allant jusqu’à chercher les équivalents en français et ceux usités dans les autres pays arabes. Bencheneb avait écrit sur la vie civile en Algérie en s’appuyant sur des poèmes exquis du parler algérien. Kaddour M’hamsadji, écrivain, ne cache pas qu’«il a eu recours aux travaux de Bencheneb consacrés aux rituels et tout ce qui a trait à la vie civile en Algérie, pour étayer son livre El Casbah Z’man où les cérémonies de mariage, de naissance, de circoncision et de mort sont bien explicitées.» Retour à Djaffar qui nous transporte dans son univers plein de souvenirs. On habitait Saint-Eugène, un jour, je revenais de l’école, lorsque ma mère m’interpella, je savais que quelque chose de grave venait de se passer. Elle m’ordonna d’aller embrasser mon père pour la dernière fois. On l’avait ramené de l’hôpital, il n’avait pas survécu à une opération chirurgicale.(El Watan-19.01.2012.)

Parcours : Mohamed Bencheneb est né en 1869, près de Médéa. Instituteur, il gravit les échelons pour devenir professeur. Chargé de cours à la faculté des lettres en 1908. Il lui fut confié la chaire de poésie arabe. Il participa à de nombreux congrès à travers le monde, dépêché par l’université d’Alger. Sa dernière manifestation scientifique fut de représenter sa faculté à Oxford au Congrès international des orientalistes (1928). Sa vie et son œuvre ont été étudiées notamment par Abderrahmane Djillali (Dikra doctour Mohamed ibn Abi Cheneb (1933) et par Dagher « Elément de bibliographie en littérature arabe (Beyrouth 1936). M. Bencheneb s’est particulièrement distingué par deux ouvrages : l’un consacré aux proverbes et l’autre aux mots d’origine turc et persan conservés dans le parler algérien. M. Bencheneb s’est éteint le 7 février 1929 suite à une courte maladie. Les amis de la Rampe Louni en avaient consacré un bel hommage, il y a 2 ans.

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*Oscar Niemeyer. A 105 ans, le célèbre architecte brésilien rêve encore de projets 

       «L’université de Constantine reste ma fierté »

Nous sommes des voyageurs

«C’est par l’art et par l’art seul que nous pouvons réaliser notre perfection, par l’art et par l’art seul que nous pouvons nous défendre des périls sordides de l’existence réelle.» *Oscar Wilde
Il est, avec le roi Pelé, le plus grand mythe vivant du Brésil. C’est un monstre sacré dont l’architecture aux courbes sensuelles a révolutionné l’art de la construction. Aujourd’hui, à 105 ans, l’artiste continue toujours de rêver à d’autres projets comme lorsqu’il était enfant. «Ma mère m’a raconté, que tout petit, je dessinais dans le ciel, avec mon index. A l’école primaire, j’avais toujours dix sur dix en dessin. En fait, c’est par là que j’ai abordé l’architecture. D’ailleurs, j’ai toujours limité mon labeur à la phase de création…»

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<p><span style=Sa grande œuvre aura été sans conteste Brasilia, la nouvelle capitale du Brésil que le président de l’époque, Kubi Tshek (1956-1961), voulait ériger au milieu du désert, sortie de nulle part. «Ce fut une réussite, même si la pression et la course contre la montre ont partiellement écorné le projet», reconnaît l’artiste qui a construit ensuite l’université de Haifa (1964).
Après le coup d’Etat militaire de 1964, Oscar est obligé de s’exiler à Paris, en Italie puis en Algérie, où il ne garde que de bons souvenirs. «Un pays formidable où les gens aiment aussi le football, un pays dirigé alors par Boumediène, un beau guerrier». La France ne le laisse pas indifférent. «J’y avais beaucoup d’amis : Sartre, Malraux, Beauvoir, Aragon… J’ai peur d’y retourner. Ils ont tous disparu !» Il sera associé au professeur le Corbusier pour bâtir en 1947 l’actuel siège des Nations unies à New York.

Une enfance heureuse

Oscar a joué dans sa jeunesse dans le célèbre club de Fluminense de Rio, révélant la passion qu’ont toujours eu ses compatriotes pour le football. Mais, lorsqu’il s’est agi de la construction du mythique stade de Maracana achevé en 1950 à la veille de la Coupe du monde, jouée en pays carioca, Oscar a été écarté parce que son projet ne convenait pas au maître de l’ouvrage.
«Ils ne m’ont pas retenu, parce que je voulais rabaisser le terrain alors qu’eux voulaient le suspendre.» Issu de la bonne société, Oscar n’a pas hésité à changer de camp, considérant que les flagrantes inégalités sociales sont inacceptables. Il deviendra communiste, fera la connaissance de Maurice Thorez, alors secrétaire général du PCF et érigera le siège du Parti communiste français, l’une de ses meilleures réalisations. Oscar n’est pas un théoricien, mais un esthète. L’architecture du siège du pc français est une merveille, reconnaissent les puristes. «A ce propos, Georges Pompidou – un vrai réactionnaire – estime-t-il, m’avait glissé à l’oreille au beau milieu des délibérations du jury pour le futur centre Pompidou : ‘‘Leur siège, celui du PCF, c’est bien ce qu’ils ont fait de mieux depuis la guerre !’’»
Ces propos assassins ne désarçonneront pas notre architecte. Communiste depuis toujours, Oscar campe dans ses convictions politiques. Nul ne pourra lui changer de trajectoire, lui qui aime à répéter que l’architecture ne peut rien changer, mais la vie peut changer l’architecture.

C’est lui qui a dit que lorsque la misère grandit, que l’espoir fuit le cœur des hommes, il n’y a plus qu’à espérer un monde meilleur.
C’est pourquoi il préconise «un enseignement complété de politique et d’humanisme dans les écoles supérieures d’architecture, parfois de cosmologie, car il est important de regarder le ciel et de se sentir petit.» Oscar hait l’angle droit et… le capitalisme, témoigne l’écrivain progressiste uruguayen Eduardo Galeano «contre le capitalisme, on ne peut pas faire grand-chose mais contre l’angle droit oppresseur de l’espace, seule l’architecture triomphe, libre, sensuelle et légère comme les nuages.» L’écrivain ne s’y est pas trompé, si l’on se réfère aux œuvres de l’artiste, notamment la Coupole de la cité olympique d’Alger, posée là comme un gros œuf et qu’on s’imagine prête à tout moment à prendre son envol telle une soucoupe volante…

L’art n’a pas d’opinion, dit-on, mais l’opinion publique, notamment les spécialistes en la matière ont eu des avis partagés sur la conception de l’université de Bab Ezzouar. Les adeptes de l’esthétique et de l’environnement estiment qu’il faut comprendre comment la vie déborde l’art pour mettre dans l’art le plus de vie. Or, pour eux, le projet de Bab Ezzouar est inabouti. «Les néons sont constamment allumés du fait de la faible clarté des lieux. Pour un pays de soleil, c’est un fâcheux contraste. Il n’ y a pas assez d’ouvertures sur les façades, c’est lugubre. L’hiver, on y gèle, et l’été on y étouffe. L’architecte a utilisé trop d’espace à l’horizontale où le béton est prédominant. Bref, ce n’est pas du tout un lieu de vie agréable…» Halim Faïdi, architecte, 1er prix Garnier de l’académie française d’architecture, concepteur du MAE algérien et du Mama d’Alger, a rencontré il y a quelques années Oscar à Rio. Le grand maître avait invité l’élève, lui faisant part de sa passion intacte de l’Algérie et de ses innombrables projets à 102 ans !

Le plan de charge n’avait pas l’air de lui faire peur. «Sa voix rocailleuse retentit : ‘‘bienvenue à vous’’, dit-il dans un français parfait. Je m’approche gauchement, l’embrasse sur les joues puis sur le front, par reflexe, comme pour marquer le respect que m’impose ma culture du ‘‘cheikh’’. Il sourit et me propose un siège près de lui. ‘‘Comment va mon Algérie ?’’ me demande-t-il. ‘‘C’est mon deuxième pays, vous savez ? Et je rêve de reprendre le bateau pour revisiter mes amis. J’ai eu des informations concernant un magnifique programme initié par le président Bouteflika. C’est une excellente idée de réunir l’Amérique du Sud et le monde arabe à travers une bibliothèque. Cela va dans le sens du développement du Sud. Mais, j’ai lu le programme qui définit les besoins du projet et il me semble faible’’.» Puis, Oscar de plonger dans son incomparable univers de lignes et de courbes.

«L’architecture c’est très important, mais la vie c’est plus important. Alors, nous allons parler de la vie». Il nous raconte que tous les mardis, il rencontre un professeur d’astrophysique qui vient lui donner une leçon, puis ils bavardent durant deux ou trois heures. «Nous devons beaucoup lire pour augmenter notre connaissance, dit-il comme un ordre. Il faut s’informer et se documenter, j’ai remarqué que plus j’avance dans la connaissance, et plus je m’aperçois que nous sommes petits.» Dans la discussion étendue, l’Algérie des rêves d’Oscar devient le centre des débats.

Un communiste convaincu

Il avoue que ces dernières années, quand on lui demandait quel était son plus beau projet, il plaçait l’université de Constantine en tête de liste, puis celle d’Alger. Il dit que le projet n’avait jamais été achevé et qu’il manque tout l’environnement qui devait être le réceptacle des bâtiments et le lieu d’évolution des étudiants.
Oscar raconte qu’il avait conçu dans les années 1970 un MAE pour l’Algérie : «J’avais offert l’esquisse, un très beau projet. J’ai aussi dessiné une très belle mosquée à la demande de mon ami Boumediène. Il m’avait demandé de concevoir une mosquée moderne, pour engager l’Islam et l’Algérie dans le troisième millénaire.»

Un jour, occupé par un autre projet, Oscar s’endormit sur sa planche à dessin et rêva de la mosquée. Il se réveille en sursaut pour entamer aussitôt l’esquisse. Puis, il appela le président. Quand celui-ci vit les dessins, il s’écria, «Mais tu m’as fait une mosquée révolutionnaire !» Il faut révolutionner la révolution, répondit Oscar, car elle ne s’arrête jamais. Oscar a toujours vécu son travail comme sa façon d’être. Il n’en attend ni consécration, ni approbation, ni gloire, c’est pour lui du superflu, témoigne Lahcene Moussaoui, écrivain, poète, ancien ambassadeur d’Algérie au Brésil, ami de l’architecte à qui il a rédigé la préface de son livre sur Constantine.

«Je crois qu’à travers et au-delà de sa personne, Oscar sollicitait un peu sa part d’Algérie, un pays où il a beaucoup réalisé, qu’il a aimé et où il a tissé un très fort réseau d’amitiés en compagnie d’autres camarades brésiliens exilés et en contact avec de nombreux leaders de mouvements de libération dans ce qui était appelé ‘‘La Mecque des révolutionnaires’’. Il y a vécu une expérience humaine et politique intense. Dans son amitié comme dans ses œuvres, Oscar est entier. Il ne recherche nul objectif, sauf celui d’être lui-même. Il a ses convictions et sa façon d’être, je m’y suis fait sans difficulté ! J’en sais grâce au destin de m’avoir fait rencontrer ce géant dans lequel j’ai personnellement beaucoup puisé.» A Constantine, en puisant dans la matière, Oscar a défié les lois de la nature avec ces deux palmes de 50 m sans support.

Un poète, un rêveur

Pour les réaliser, certains ont joué leur carrière à pile ou face, et il a réussi l’exploit «c’est devenu depuis une caractéristique des œuvres d’Oscar ; c’est qu’il a soumis le béton à son inspiration.» Oscar, au tempérament de feu, est aussi un entêté, peu enclin aux feux de la rampe. «Je n’y vais pas. Qu’il vienne ici s’il veut.» C’est Oscar qui parle. Sa fille, Anna, tente de le raisonner en lui expliquant qu’il ne s’agit pas de n’importe quel engagement : «C’est le président papa, tu dois y aller !» Niemeyer ne voit aucune bonne raison d’abandonner la routine de son bureau pour recevoir une médaille. Ceux qui le connaissent savent qu’il hait ce genre de flagornerie. On doit lui remettre l’Ordre du mérite culturel au Palais Capanema, siège du ministère de l’Education et de la Santé de l’Etat de Rio, un des symboles de l’architecture moderne brésilienne qu’il a dessiné avec d’autres dans les années 1930, Niemeyer n’y est pas allé. Le président Lula s’est rendu à son bureau de Rio. La cérémonie a finalement eu lieu, Niemeyer aime bien Lula. Communiste historique, il a vu avec enthousiasme l’arrivée au pouvoir d’un ouvrier. Niemeyer a réalisé certains de ses plus beaux ouvrages après 80 ans ! «Quel architecte brésilien a réalisé ces vingt dernières années des œuvres d’aussi grande qualité et qui témoignent d’autant d’inventivité que le musée de Niteroi, inauguré en 1996 ou l’auditorium d’Ibirapuera, inauguré en 2005 à Sao Paulo ?», s’est interrogé le critique en architecture André Correa, auteur du livre Niemeyer, une architecture de la séduction. Ce qui est bouleversant, c’est que le dernier ouvrage a été réalisé alors que Niemeyer avait 97 ans ! Un génie moderniste qui a «bonifié» avec l’âge et qui demeure l’un des créateurs les plus originaux de ces cinquante dernières années. Bravo l’artiste ! htahri@elwatan.com (16.02.2012.)

Parcours : Le 15 décembre 1907 naît à Rio de Janeiro au Brésil, Oscar Ribeiro Almeida de Niemeyer Soares, un nom qui témoigne de ses origines autant portugaises, allemandes qu’arabes. Il passe une enfance heureuse dans la grande maison qui abrite sa nombreuse famille. Mais, très jeune, il est très choqué par les privilèges dont profite son milieu bourgeois. Dès l’école primaire, il excelle en dessin, ce qui le mène jusqu’à l’Ecole des beaux-arts en 1929. Puis, il rejoint l’équipe de l’architecte et urbaniste Lucio Costa. En 1936, il participe au projet moderniste du ministère de l’Education brésilien. Puis, ce fut le siège de l’Onu à New York, Brasilia, les universités en Algérie et bien d’autres réalisations à travers le monde. A 105 ans, Oscar vit en face de l’océan Atlantique à Rio, entouré de l’affection des siens.

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*Interview exclusive de Cesare Battisti pour Liberté

« Je ne veux pas rentrer en France, je suis bien ici»

 

 

Liberté a « chopé » Cesare Battisti, l’ancien activiste italien, à Rio de Janeiro, au Brésil. Notre correspondant l’a rencontré. Liberté publie aujourd’hui, en exclusivité, son interview. La seconde partie de l’entretien sera disponible sur le site dès demain matin.

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Cesare Battisti, 58 ans, ex-militant italien d’extrême gauche, a obtenu la résidence au Brésil après que la Cour suprême du Brésil a rejeté son extradition vers l’Italie en 2011. Il a été condamné par contumace en 1988 à la perpétuité par la Cour de Milan pour un double meurtre et deux complicités d’assassinat, auxquels l’ex-activiste nie avoir participé. Il s’exile une première fois au Mexique où il entame sa carrière littéraire puis en France durant 14 ans où il y publie plusieurs Romans. Après que la France décide de l’extrader, il s’enfuit de nouveau au Brésil. Son dernier roman Face au Mur (Flammarion) raconte sa détention durant quatre ans et demi dans les prisons brésiliennes. Il y brosse aussi, à travers le récit de ses codétenus, un portrait dense et coloré du Brésil. Rendez-vous est donné le vendredi 20 avril, à 17 h, dans un café du centre de Rio. Arrivé plus tôt pour repérer les lieux, je choisis finalement de m’installer dans le fond de la salle pour discuter au calme. Ponctuel, Cesare Battisti arrive à 16 h 59, je lui propose de se mettre à notre table, mais il refuse et préfère que nous nous installions sur la terrasse qui donne sur une rue grouillante et populaire. Le temps est lourd et la chaleur accablante, le brouhaha des voisins de table ne le perturbe pas une seule seconde. Nous passons la commande après avoir fait les présentations. Le vouvoiement le dérange, il demande à ce que nous fassions abstraction de cet usage. L’interview commence de façon décontractée, même si pour des raisons journalistiques les questions posées passent difficilement le filtre du vouvoiement.

Première partie :

Quels sont vos rapports avec les médias brésiliens ?

Il y a eu une intention de me discréditer et ça continue. Ce matin, j’ai découvert qu’un journal de Florianopolis disait que j’avais annulé une présentation à Sao Paulo pour le 26 avril, la maison d’édition a appelé pour vérifier et ils ont répondu que c’était une nouvelle diffusée par Agencia Folha (Folha de Sao Paulo). Ils ont clairement l’intention de me nuire. Une agence qui diffuse une info sans vérifier ses sources ce n’est pas normal. Il y a une certaine presse qui veut me créer des problèmes, ce n’est pas de la paranoïa, ce sont des faits. On a des amis, des ennemis, des complices et des adversaires. J’ai pris position, je dois m’attendre à avoir des détracteurs. C’est lâche, ils ont beaucoup de moyens et je n’en ai pas. Le journal Globo en revanche est resté neutre, et pour moi un journal qui reste neutre est en ma faveur. Il y a deux ou trois médias importants qui continuent à colporter des ragots de façon immonde.

Vous avez des relations au sein du pouvoir brésilien ?

Je n’ai aucune relation avec le pouvoir. C’est une autre intox. J’aimerais bien en avoir, du reste. Lorsque j’étais au Forum social de Porto Alegre, la presse avait affirmé que Tarso Genro (ancien ministre de la Justice du gouvernement Lula et homme fort du PT) m’avait souhaité bonne chance. Cela a contribué à répandre cette rumeur. Tarso Genro a toujours été contre moi, il ne partage pas mes idées politiques et si la décision ne tenait qu’à lui, je serais déjà en Italie à perpet’. Il ne fait qu’appliquer la Constitution, il l’a toujours affirmé. J’ai une relation d’amitié avec le sénateur Eduardo Suplicy (un des fondateurs du Parti des travailleurs (PT, gauche), personnalité influente du monde politique brésilien), même s’il est loin de partager mes idées politiques. Pour dire la vérité, je ne sais même plus qu’elles sont mes idées politiques… Suplicy a étudié le procès et a pointé les erreurs, il a été informé par des relations politiques au Mexique, en France et en Italie. Il connaît le procès beaucoup mieux que moi. C’est en connaissance de cause qu’il a décidé de me défendre. Mais si je demande un service au sénateur Suplicy, il m’envoie paître.

Vous avez des liens avec Lula ?

Lula ? Tu rigoles ? Il se garde bien d’avoir des relations avec moi. L’ex-président ne veut pas entendre parler de moi. Il a tardé un peu, mais il a appliqué la constitution. Il s’est bien renseigné avant de prendre une décision. Il a envoyé ses experts et ses conseillers un peu partout. Il était certain que personne ne pouvait prouver qu’il avait signé un acte illégitime. Lula ce n’est pas n’importe qui, c’est un homme qui a une stature internationale et un niveau de reconnaissance et d’estime tellement haut qu’il ne pourrait jamais prendre une décision simplement par relation. Quelle relation pourrait-il avoir ? Lula n’a jamais été communiste, il n’a jamais été anarchiste et encore moins révolutionnaire.

Mais c’est un homme de gauche ?

Lula est un homme de gauche. Il a un passé qui vient aussi de l’Église catholique. Il n’a jamais cherché à faire la révolution ici. Cela aurait été du suicide. C’est un grand chef d’État. Je le respecte comme je pourrais respecter Mitterrand. Cela ne veut pas dire que j’étais mitterrandiste. Je ne suis pas « Luliste » non plus. Mais je peux respecter un chef d’État qui fait de la politique sérieusement, il peut être de droite comme de gauche. Peu importe.

Lula a-t-il pris un risque, ne serait-ce qu’un risque diplomatique, en vous défendant ?

Un risque ? Mais il n’a pris aucun risque. Lula s’est renseigné en amont avant de trancher. Il n’a pas pris un seul risque. Zéro. Personne ne pourrait dire à Lula, papiers en main, vous vous êtes trompé sur Battisti. Il a appliqué la Constitution brésilienne à la lettre. Il a peut-être aussi appliqué quelques principes d’éthique. Un chef d’État de cette envergure ne prend jamais de risques. C’est un homme politique qui est capable de prendre une décision impopulaire s’il juge cela nécessaire. Comme Mitterrand l’a fait. Ce sont les politiciens qui dirigent un pays comme on dirige une entreprise qui ne prennent pas de décisions courageuses. Ils prennent des décisions qui rapportent des voix. Ce sont des entrepreneurs, pas des chefs d’État. Ce n’est pas de la politique pour moi. Qui respecte ça aujourd’hui ? Personne. En politique, il faut être cynique quelques fois. C’est vieux comme le monde. Aristote en parle dans Démocratie.

Et dans le Prince de Machiavel ?

Ce sont déjà les premières distorsions de la politique. Machiavel introduit le cynisme. La fin justifie les moyens, ce n’est pas de la politique pour moi. C’est la première grande distorsion de la politique. Les moyens, c’est la fin. Il faut de l’éthique en politique. Pas de la morale, car cela a une connotation chrétienne, donc c’est déjà pollué. Je préfère parler d’éthique.

Est-ce que Chirac et Sarkozy ont bradé votre extradition pour des raisons électorales ?

Je ne dis pas cela. Je reprends des infos. C’est Globo qui a publié ça. La position de Sarkozy n’était pas assez ferme. En réalité, Je me suis senti utilisé par tout le monde. Je ne peux pas dire que Sarkozy était mal intentionné. C’est ce que dit la presse. Je ne peux rien dire de Berlusconi non plus. Je ne crois pas qu’il ait joué un rôle très important dans cette extradition, il s’en fichait complètement. S’il a pris position, c’est pour faire plaisir à l’extrême droite, une des composantes de son gouvernement. C’est avant tout un grand entrepreneur, pas un homme politique.

Hollande vous a rendu visite en prison ?

Oui, en tant que chef de parti. J’ai reçu des manifestations de solidarité de parlementaires français de droite. Ils disaient être contre mes idées, mais la souveraineté nationale étant au-dessus de tout ils n’acceptaient pas que la France manque à sa parole. J’ai reçu de la visite de plusieurs chefs de parti de l’époque, dont Hollande.

Si Hollande arrive au pouvoir vous pensez qu’il y aura un changement d’attitude à votre égard ?

Pour moi, ça ne change pas grand-chose. Je souhaite que la gauche gagne les élections. Je ne dis pas ça parce que j’ai quelque chose contre Sarkozy. Politiquement oui, on n’est pas du même bord. Je suis un homme de gauche et je souhaite que la gauche remporte les élections. Mais je ne pense pas que Hollande me fera plaisir, loin de là. Et à juste titre, un homme qui accède au pouvoir ne peut rendre service à personne.

Même pas à la parole de Mitterrand ?

Même pas. J’attends de Hollande ou de Sarkozy qu’ils appliquent la loi. Et la loi est de mon côté. La France me doit la naturalisation française parce qu’elle me la retiré illégalement. Nous avons fait un procès contre l’État que nous avons gagné. Maintenant, je veux qu’ils me rendent ce qui m’appartient. Cela ne veut pas dire, comme ont écrit certains médias, que je veuille rentrer en France. Non, je ne veux pas rentrer en France, je suis bien ici. Oui, mais si vous obtenez la citoyenneté française vous n’êtes plus extradable en Italie à partir de la France. Je ne suis pas tellement sûr de ça. Mais bon ce n’est pas le problème c’est une question de principe. Ils doivent appliquer la loi, c’est tout. De toute façon, je veux rester ici. Ce qui m’intéresse c’est le Brésil.

Vous allez demander la naturalisation brésilienne ?

Bien sûr. La naturalisation française c’est une question de principe et de loi, la naturalisation brésilienne c’est une question émotive, affective. Cela ne veut pas dire que d’ici dix ans je ne rentrerais pas en France, ma famille y vit. Aujourd’hui, je ne rentrerais pas, je pourrais peut-être faire un saut. J’ignorais que la nationalité me mettait à l’abri d’une extradition. Je ne me suis même pas renseigné à ce sujet. La presse locale a voulu diffuser une fausse information en disant « regardez il veut rentrer en France alors pourquoi voulez-vous le garder ? ». Je n’avais pas l’intention de rentrer en France pour y rester, je voulais simplement que la loi soit appliquée. Je pourrais y aller un mois ou deux, après tout, la moitié de la France m’a défendue et j’y ai de la famille.

Le mot errance revient très souvent dans votre dernier roman Face au Mur. Un errant va sans but précis, sans se fixer nulle part, mais c’est aussi une personne qui se trompe, qui est dans l’erreur. Vous vous reconnaissez dans ces deux définitions ?

Je n’avais jamais pensé que le mot errance pouvait englober l’erreur. Non, pour moi errer c’est plutôt ne pas avoir de pays, de langue, de patrie. C’est dans ce sens-là. Si la définition de l’errance c’est aussi d’aller sans but alors je m’excuse auprès des lecteurs, car j’ai utilisé ce mot de façon inappropriée. J’avais, et j’ai un but. J’étais une espèce de nomade, un apatride. Pas par choix, parce que les circonstances me l’ont imposé. C’est vrai que le but que je vise n’a pas besoin de pays, de nation ou de frontières. Ce ne sont pas les peuples qui ont créé les frontières. Les frontières ont été créées par ceux qui dominent, pas par les peuples. Tu es algérien ? Tu crois que la frontière de l’Algérie a un rapport avec l’anthropologie ? C’est géométrique, ce sont des lignes directes. Bon, c’est autre chose, on rentre déjà un peu dans ma façon de voir le monde et la politique.

Le mot errance veut dire que depuis 1981 j’étais obligé de me déplacer partout, de charger ma vie sur mon sac à dos, mais pas sans but. Toujours avec un but de justice et de légalité. Je suis profondément marxiste, mais pas comme on croit connaître Marx aujourd’hui. Je me demande combien de personnes ont lu le Manifeste du Parti communiste. Je pense que l’on ne peut pas construire la légalité sans la liberté, ce n’est pas un pays pauvre qui va construire le communisme, c’est un pays riche et avancé. Donc on n’a pas eu d’exemple jusqu’à aujourd’hui du communisme. On ne peut pas parler de communisme en Union soviétique ou à Cuba parce qu’ils ne pouvaient pas se le permettre. On peut parler de communisme dans les pays les plus développés où dans les social-démocraties qui arrivaient pas à pas à ce système. Maintenant, on arrive à une crise globale et à un recul de l’économie. On perd les bénéfices obtenus par la social-démocratie. Le communisme c’est la richesse et le bien-être pour tout le monde, ce n’est pas la pauvreté pour tout le monde. Pour donner un exemple idiot, je dirais que c’est voyager en Mercedes, pas en Coccinelle.

Vous vous êtes trompés aussi ?

Nous nous sommes tous trompés. On s’est trompé en faisant de la lutte armée dans des pays capitalistes avancés. On s’est trompé en appliquant des théories qui étaient faites pour être dépassées, on s’est trompé en créant des mythes, des légendes, des héros et on se trompe encore. Et quand je dis « on », je parle de ceux qui ont plus de pouvoir de dire « on ». En croyant que l’on puisse réécrire l’histoire comme ça. Les gouvernements successifs italiens on réduit les années 60-70 et une partie des années 80 à un paragraphe. Ça ne marche pas, la réalité finit toujours par tomber. C’est vrai que l’histoire est écrite par les vainqueurs, mais ils n’ont pas gagné. Ils ont gagné quoi ? Ils sont à genoux. Ils croient que le môme que j’étais puisse représenter les massacres qui ont lieu en dix ans en Italie ?

Lorsqu’ils ont déclaré qu’il n’y avait jamais eu de guérilla en Italie, ils m’ont sauvé. Aux yeux des brésiliens, cela a jeté un doute sur tout le reste. Il y a 4200 procès avec des milliers et des milliers de personnes. Je pense que le peuple italien ne mérite pas ça même ceux qui par ignorance peuvent croire à l’image qu’ils ont donnée de moi. Ils ne savent pas ce qui s’est passé il y a 30-40 ans. Même les politiques qui sont contre moi, ou contre l’histoire, sont convaincus que c’est la vérité. Comment peut-on cacher cette partie de l’histoire italienne ? Même Francisco Cossiga (ex-président de la République italienne, ministre de l’intérieur à l’époque des années de plomb) a reconnu que c’était une guerre et pour la gagner il fallait tuer, massacrer et torturer. Et s’il fallait le refaire, il le referait. Mais maintenant, la guerre est finie.

Le mensonge perdure parce que les mammouths de la politique italienne de l’après-guerre sont encore présents. Les noms des partis ont changé, mais les hommes sont encore là. Ils ont une responsabilité dans les massacres qui ont lieu. Tout ce qui vient du côté de l’État et de la fameuse stratégie de la tension on n’en parle pas. On parle d’une bande de quelques dizaines de bandits et d’assassins dont je serais le chef ? On veut faire croire qu’il n’y a pas eu de guérilla en Italie. Il y a eu des milliers de procès et des milliers de personnes condamnées. Ils peuvent dire ça à des personnes qui ne sont pas renseignées. Mais est-ce qu’ils pouvaient dire ça à Mitterrand ou à Lula ? Je n’ai pas d’appui politique au Brésil ou en France et je n’en ai même pas besoin. J’ai plein d’amis, j’ai un boulot et heureusement j’arrive à payer mon loyer avec ça. Je ne sors pas, je ne fais pas la fête avec les femmes et l’alcool, je n’ai jamais mis les pieds à Copacabana.

Justement, il y a une photo de vous dans Paris-Match qui donne une image dorée de votre exil.

Cette photo a été prise sur la plage de Flamengo. Personne n’y va, c’est pollué, il n’y a que les pauvres qui y vont. C’est vrai que je n’aurai pas dû accepter ça. Mais pourquoi devrais-je vivre en fonction de la désinformation ?

Vous avez été piégé par la revue ? On a le sentiment que vous vivez la dolce vita au Brésil ?

Mais pourquoi ne pourrais-je pas vivre la dolce vita ? Certes, je n’en ai pas les moyens, mais ça, c’est mon affaire. Les bandits qui ont piqué des milliards peuvent être dans des grands hôtels et moi je ne pourrais pas être assis sur une chaise longue sur une plage où l’on ne se baigne pas ? Est-ce que je dois vivre en fonction de l’image que les professionnels de la désinformation ont créée de moi ? Si je ne vais pas à Copacabana, ce n’est pas parce que j’ai peur de la propagande des médias, c’est parce que je n’aime pas ce milieu-là, je n’aime pas la multitude, je n’aime pas le tourisme.

Cette photo ne correspond pas à votre personnalité, ni à la réalité de votre exil ?

Je n’ai jamais été dans une plage à Rio, j’ai été quelques fois à la plage dans un village de pêcheurs dans le sud de Sao Paulo où il y a un ami qui a une petite maison. Il n’y a pas de touristes et la bouffe est à 5 réais. Mais je n’ai pas à me justifier… Je ne vais pas vivre en fonction de la désinformation, car c’est une façon de me capturer, de me rendre prisonnier de cette image. Ils ont perdu juridiquement, ils ont perdu politiquement qu’est qui leur reste ? Ils veulent me détruire psychologiquement ? Ils n’y arriveront pas, car je ne suis pas tout seul. Ici, je n’ai jamais été un héros, ni un fortiche. Tout seul, on n’est personne. Heureusement, je ne suis pas tout seul. *Interview réalisé par le correspondant de Liberté au Brésil, Mehdi Cheriet (29.04.2012.)

 

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