La notion de bonheur dans les économies
La crise financière qui a secoué à des degrés divers les économies capitalistes avec des dommages collatéraux importants mais inaudibles pour les pays sous-développés, a amené les dirigeants des pays industrialisés à une introspection, celle de s’apercevoir que- même en terre d’opulence- la richesse n’est pas forcément synonyme de bonheur. On se serait douté. Font-ils preuve de philanthropie devant «la misère du monde» pour paraphraser un socialiste bon chic bon genre, Michel Rocard? Que nenni! Cela sent la manoeuvre pour faire perdurer un système même dimensionné à la taille des plus nantis qui fait eau de toute part et se dirige vers l’implosion à plus ou moins brève échéance! Examinons avant de rentrer dans le vif du sujet quelques définitions pour fixer les idées et se retrouver dans le jargon hermétique des économistes.
En économie justement, le Produit national brut (PNB) correspond à la production annuelle de biens et services marchands créés par un pays, que cette production se déroule sur le sol national ou à l’étranger. Le PNB est la valeur totale de la production finale de biens et de services des acteurs économiques d’un pays donné au cours d’une année donnée. À la différence du PIB, le PNB inclut les produits nets provenant de l’étranger, c’est-à-dire le revenu sur les investissements nets réalisés à l’étranger.
Le Produit intérieur brut (PIB) est un indicateur économique qui mesure le niveau de production d’un pays. Il est défini comme la valeur totale de la production interne de biens et ser-vices dans un pays donné, au cours d’une année donnée, par les agents résidant à l’intérieur du territoire national. Le PIB/habitant ou produit intérieur brut par habitant (ou par tête) est la valeur du PIB divisée par le nombre d’habitants d’un pays. Il n’est qu’une moyenne donc il ne permet pas de rendre compte des inégalités de revenu et de richesse au sein d’une population.
Pour ou contre la croissance du PIB?
Ces trente dernières années, la croissance du PIB s’est concrétisée dans les pays développés par l’explosion du «beaucoup avoir» d’une minorité et la relative stagnation d’une majorité. Sur la période 1998-2005, par exemple, les 0,01% des foyers français les plus riches ont vu leur revenu réel croître de 42.6% contre 4.6% pour les 90% des foyers les moins riches. Autre illustration: 50% du surcroît de richesses créées aux États-Unis entre 1983 et 1998 a bénéficié au 1% des ménages les plus aisés, et 90% de cette même richesse aux 20% des ménages déjà les plus favorisés (parmi les plus aisés). Et des enquêtes ont montré que malgré l’accroissement considérable du PIB américain depuis l’après-guerre, les Américains ne se sentent pas plus heureux aujourd’hui qu’avant.
Rapidement, il est apparu que le PIB était insuffisant pour rendre compte du développement dans ses multiples dimensions. Un autre indice a été développé en 1990 par l’économiste pakistanais Mahbub ul Haq et l’économiste indien Amartya Sen. L’indice de développement humain ou IDH est un indice statistique composite, créé par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) en 1990, évaluant le niveau de développement humain des pays du monde. L’IDH est un indice composite, sans unité, compris entre 0 (exécrable) et 1 (excellent), calculé par la moyenne de trois indices quantifiant respectivement: la santé /longévité, le savoir ou niveau d’éducation, le niveau de vie contrairement au PIB par habitant, qui présente des écarts qui peuvent être très importants avec l’IDH.
Chaque année, le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) publie l’indice du développement humain, un classement des Etats qui ne tient pas seulement compte des données économiques, mais aussi de facteurs humains comme l’éducation, la santé, l’environnement, la place des femmes. Loin, très loin de cette concurrence entre pays riches, il y a un autre monde. Celui de ces dix pays, tous africains, où deux enfants sur cinq d’aujourd’hui n’atteindront pas l’âge de 40 ans, et dans le cas de la Zambie c’est carrément un enfant sur deux. Cette situation clivée se retrouve dans l’enjeu de l’adaptation aux changements climatiques, identifié par les auteurs du rapport comme le grand défi du XXIe siècle. Les plus riches ont les moyens de s’adapter et de se protéger, tandis que les plus pauvres subiront de plein fouet les conséquences du réchauffement planétaire. Au point que l’Archevèque sud-africain Desmond Tutu, prix Nobel de la paix, parle dans le rapport d’un monde caractérisé par un ´´apartheid de l’adaptation’´´.(1)
Malgré cela, il est apparu que même l’IDH rendait insuffisamment compte du bien-être de la qualité de la vie, voire du bonheur. Les économistes dans les pays développés ont imaginé d’autres indicateurs qui, on l’aura compris, ne sont applicables en toute rigueur qu’aux citoyens de ces pays pour qui la survivance appartient au passé contrairement aux populations du Sud. Le niveau de vie fait référence à la qualité et quantité des biens et services qu’un individu ou une population peut s’acheter. Une mesure généralement utilisée du niveau de vie, pour une zone donnée, est le revenu par habitant réel ou des mesures de santé comme l’espérance de vie.
L’économie du bien-être est la branche de l’économie qui étudie le bien-être matériel. L’économie du bien-être se limite stricto sensu au bien-être individuel, par opposition aux groupes, communautés ou sociétés qui relèvent plus du bien-être social. Elle part de la supposition que les individus sont les mieux placés pour juger leur propre bien-être (rationalité), qu’ils cherchent à l’améliorer (utilité), et que celui-ci peut être mesuré soit directement en termes monétaires, soit sous la forme de préférences ordonnées. Pour un individu, on considère que, à travail fourni égal, le bien-être augmente lorsqu’il y a hausse du temps de loisir.
Le Bonheur national brut (BNB) est une tentative de définition du niveau de vie en des termes plus psychologiques et holistiques que le Produit national brut. Cet indice a été préconisé par le roi du Bhoutan, Jigme Singye Wangchuck, en 1972. Il apparaît comme un indice englobant le Produit intérieur brut (PIB) ou l’Indice de développement humain (IDH) qui apparaissent comme insuffisants pour mesurer le bonheur des habitants d’un pays. Il est basé sur quatre facteurs: la croissance et le développement économique, la conservation et la promotion de la culture bhoutanaise; la sauvegarde de l’environnement et la promotion du développement durable; la bonne gouvernance responsable. L’économie du bonheur est l’étude du bien-être en croisant les techniques de l’économie et de la psychologie avec une attention plus particulière à la notion d’utilité.
La Qualité de Vie est un concept large lié au bien-être général au sein d’une société. La Qualité de Vie est définie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 1994) comme «la perception qu’a un individu de sa place dans l’existence, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lesquels il vit, en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes. Il s’agit d’un large champ conceptuel, englobant de manière complexe la santé physique de la personne, son état psychologique, son niveau d’indépendance, ses relations sociales, ses croyances personnelles et sa relation avec les spécificités de son environnement». S’il n’y a pas de définition unique de la Qualité de Vie, cette notion renvoie à celle d’un bien-être individuel et collectif qui peut s’objectiver à travers un faisceau d’indices et de critères: avoir un revenu permettant de vivre décemment, vivre dans un environnement non pollué et paisible, avoir des perspectives d’évolution sociale et professionnelle, disposer d’une offre de services publics accessibles et de qualité (soins, éducation, culture…), pouvoir nouer des relations conviviales avec les autres, pouvoir participer pleinement à la vie de la Cité. Le concept est par conséquent multidimensionnel et se mesure à l’aide d’indicateurs à la fois objectifs et subjectifs. Cette idée de la «qualité de vie» est également au coeur de la fameuse «politique de civilisation» prônée par le philosophe Edgar Morin(2)
Plutôt que de viser à augmenter la quantité de biens de quelques-uns (en visant la croissance du PIB à tout prix), la politique économique devrait ainsi plutôt cibler la croissance de la qualité de vie de tous…Pour y parvenir, il importe notamment d’investir massivement sur les services d’intérêt général (éducation, santé, petite enfance, culture, sport, justice…) qui, centrés sur l’épanouissement des hommes, de tous les hommes, permettent une amélioration de la qualité de vie individuelle et collective. La croissance du PIB serait alors la conséquence et non le but…La nuance est de taille!
Le Danemark et le Zimbabwe
Le bien-être et la Qualité de Vie d’une population, tous deux liés à des facteurs tels que le niveau de vie, le bonheur, la liberté et la santé environnementale, sont essentiels à l’économie et aux sciences politiques. La base de données mondiales sur le bonheur (World database on Happiness) est un registre de recherches scientifiques sur le plaisir subjectif de vivre. Une étude menée auprès d’une cinquantaine de pays entre 1981 et 2006 parue, en juillet, dans la revue Perspectives of Psychological Science affirme que le bonheur fait des progrès dans le monde. Le Danemark est au sommet de la pyramide de la perception du bonheur alors que le Zimbabwe est lanterne rouge. (..) Au sein des sociétés riches, une augmentation supplémentaire des revenus est à peine liée à un plus grand sentiment de bien-être. Les résultats montrent bien que les sociétés les plus heureuses sont celles qui donnent aux gens la liberté de choisir leur type de vie, soulignant que les sociétés démocratiques et tolérantes comme celles du Danemark, de Suisse, des Pays-Bas et du Canada font partie de la liste des 10 pays les plus heureux.(3)
Erik Rydberg s’inscrit en faux contre la perception des pays industrialisés qui veut que croissance et bonheur,ça marche ensemble: «Que l’Ocde, gendarme autoproclamé de l’orthodoxie néolibérale, juge plaisant et opportun aujourd’hui, de sponsoriser des «happenings» académiques sur la décroissance, achève de fermer la boucle. Décroissance? (…) Vue dans une perspective mondiale, la décroissance est une préoccupation de riches, une petite minorité – dans sa très grande candeur, elle s’inquiète parfois de voir tous les Chinois posséder une automobile- sans aller jusqu’au bout de sa pensée: on maintient le reste du monde en sous-développement pour sauver la «planète»? Il s’agirait, entend-on, de proclamer avec force que l’argent ne fait pas le bonheur, qu’il y a autre chose dans la vie que l’accumulation de biens matériels. (..) C’est naturellement faire abstraction des couches sociales qui, de plus en plus larges, peinent à joindre les deux bouts, qui n’ont d’autre choix que mal manger, mal se vêtir et mal se loger. (…) Nous ne vivons pas, jusqu’à nouvel ordre, dans une société où les intérêts des uns correspondent à ceux des autres. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’il conviendrait de faire décroître et, détrônant le sacro-saint objectif de croissance, ce par quoi on se propose de le remplacer.(…)(4)
Les travaux de la Commission Stiglitz/Sen, installée en 2008 par le président français, ont abouti à un rapport remis le 14 septembre 2009. C’est un catalogue à la Prévert, de 12 mesures.Pour la Commission «Le PIB n’est pas (…) erroné en soi, mais utilisé de façon erronée», notamment quand il est présenté comme «une mesure du bien-être économique», ajoute le rapport. Ces nouveaux instruments devraient, notamment permettre de prendre en compte les activités non-marchandes (travaux domestiques, bénévolat), les conditions de vie matérielles (revenu par catégorie sociale), la santé ou l’insécurité, tout en reflétant davantage les inégalités sociales, générationnelles, sexuelles et celles tenant à l’origine culturelle. La Commission plaide également pour des indicateurs prenant en compte l’environnement. Cette étude médiatisée à outrance, nous laisse sur la faim mise à part l’allusion sans plus à l’environnement avec une vision étriquée du développement durable, il semble être une tentative de laisser les choses en l’état à la seule satisfaction des plus nantis qui verront perdurer un système économique et financier qui a montré ses limites.
Toute l’argumentation de remise en cause des vertus de la croissance, mesurée sur la base de l’évolution du produit intérieur brut (PIB), n’a de sens que dans les pays du capitalisme avancé, où existe dans certaines classes sociales assez d’aisance matérielle pour rêver d’autres paradis. Pierre Bourdieu proposait de concevoir le libéralisme comme un programme de «destruction des structures collectives» et de promotion d’un nouvel ordre fondé sur le culte de «l’individu seul mais libre», «le néolibéralisme vise à la ruine des instances collectives construites de longue date, par exemple, les syndicats, les formes politiques, mais aussi et surtout la culture en ce qu’elle a de plus structurant et de ce que nous pensions être pérennes».(…) Avec raison en 1997, Pierre Bourdieu avec sa lucidité coutumière avait lancé un appel pour qu’on procède à un vaste travail d’enquête en vue de fournir des «descriptions circonstanciées des souffrances engendrées par les politiques néolibérales» susceptibles de déboucher sur des indices ad hoc qui permettent de poser la question «des coûts sociaux de la violence économique et tenter de jeter les bases d’une véritable économie du bonheur».(5)
En définitive, le bonheur est-il une notion scientifique? Le mot n’est-il pas plus adapté, par exemple, à un grand moment de joie collective comme la victoire de l’Algérie quand elle a battu la Zambie…en Zambie? A tel point que des harraga de l’Ouest qui tentaient de quitter le pays, ont rebroussé chemin pour fêter la victoire et ne repartir que le lendemain…Un bonheur qui n’avait pas grand rapport avec la réalité économique ou sociale du pays…(L’Expression-24.09.09.)
Pr Chems Eddine CHITOUR (*) Ecole nationale polytechnique
1.Pierre Haski Rue. Développement humain: le danger d’un apartheid planétaire. Rue 89 29/11/20072. Edgar Morin. La politique de civilisation, Seuil, 2008
3.Le bonheur fait des progrès dans le monde Nouvel.Obs.Com 10.07.2008
4.Erik Rydberg: Croissance et bonheur, ça marche ensemble? www.gresea.be
5.Pierre Bourdieu. L’essence du libéralisme, le Monde Diplomatique mars 1998.
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