Hadj M’hamed El Anka,30 après…
Une notoriété demeurée intacte
Il y a trente ans disparaissait El cheikh Hadj M’hamed El Anka, le grand maître de la chanson chaâbie, porteur d’une riche partie de notre patrimoine culturel. » Au milieu des années soixante, alors adolescent plutôt imprégné par les mélodies yéyés, j’avais accompagné, à son invitation, un parent, voisin et ami du drabekdji Alilou (Ali Debbah), à la célébration d’une fête familiale pour écouter le grand maître de la chanson Hadj M’hamed El Anka. J’allais découvrir, pour la première fois, ce mythe que tout Alger adulait. Pendant que des gens s’activaient fébrilement à l’extérieur, dans l’espoir d’assister au récital du cheikh, à l’intérieur régnait une ambiance retenue, quasi-religieuse. Les gens, l’estomac repu, prenaient place sur les chaises louées pour cette occasion. Ça se bousculait bien un peu, mais très gentiment, pour trouver le meilleur angle de vue. Quand le cheikh commença à gratter, en virtuose, son mandole, un frisson parcourut l’assistance. Touchia, istikhbar et l’assistance fut transportée, happée par les sonorités musicales puis par la voix mélodieuse, chaude et d’une extraordinaire résonance de l’interprète. En l’écoutant égrener les notes de sa qacida, je comprenais mieux les propos de mon parent qui parlait de fusion entre le cheikh et son mandole. Les paroles du chanteur se confondaient, en parfaite symbiose, avec sa musique. Comment ne pas être atteint par le virus du chaâbi ? De son vrai nom Aït Ouarab Mohamed Idir Halo, Hadj M’hamed El Anka, passionné dès son plus jeune âge par la musique populaire, se distingua par sa grande persévérance, alliée à une capacité d’assimilation rare qui lui permettait de reproduire sans la moindre erreur toute une qacida avec le mizen (rythme ou équilibre) adéquat. Le jeune M’hamed côtoiera les plus grands maîtres et d’abord son père spirituel cheikh Nador, auquel il succédera, à sa mort en 1926, puis cheikh Saïdi, un des plus prestigieux chantres de l’époque, auprès de qui il va parfaire sa formation musicale, ainsi que les maîtres Sid Ali Oulid Lekehal, Sfindja… El Anka bénéficiera aussi du concours de l’éminent intellectuel Sid Ahmed Ben Zekri, proviseur du lycée franco-musulman d’Alger, qui lui enseigna les œuvres des grands poètes algériens, Sidi Lakhdar BenKhlouf, Sidi Mohamed Ben Messaïb, Mohamed Bensmaïn, Cheikh Kouider etc .Il révolutionna le chaâbi, connu d’abord sous l’appellation moghrabi, avec l’introduction de nouvelles sonorités et ce, grâce à l’apport étudié et mesuré de nouveaux instruments lui permettant d’exploiter au mieux ses capacités, à l’exemple du mandole qui devint l’instrument mythique du chaâbi. Il a interprété près de 360 poésies (qaca’id ) et produit environ 130 disques, avec des chefs-d’œuvre comme Lahmam lirabitou, Sebhan ellah ya ltif, Win saâdi win, Ya dif Allah, El Meknassia… Hadj M’Hamed El Anka animera la dernière soirée de sa carrière, durant une partie de la nuit, à El Biar dans le quartier Mont d’Or, chez C. Ahmed, le fils de l’armurier de la rue Bab Azzoun. Il mourut le 23 novembre 1978, à Alger, et fut enterré au cimetière d’El Kettar. Trente années après la mort de Hadj M’hamed El Anka, que les uns appellent le « cardinal » et d’autres le « phénix », que reste-t-il de son art et d’une œuvre façonnée par plus de cinquante années d’une vie ? Sa notoriété demeure, aujourd’hui encore, intacte. Les cassettes et les CD d’El Anka se font rares dans les étals des disquaires, car, me dit le responsable du point de vente d’une maison d’édition bien connue, sise à Chevalley, ils sont immédiatement achetés. Les merveilleuses mélodies d’El Anka n’ont donc pas pris de rides et continuent d’envoûter beaucoup de jeunes mais bien plus les anciens. Les fans qui ont une bourse modeste peuvent se payer ce plaisir, à des prix abordables, dans des endroits connus d’Alger, comme la place des Martyrs ou dans une petite échoppe, à proximité de la wilaya d’Alger, du côté de la rue Hocine Asselah. On ne cesse de copier et de graver ses œuvres, hélas souvent au détriment de la qualité de l’enregistrement, car la demande des œuvres de Hadj M’hamed El Anka n’a en fait jamais cessé. Mais si le précurseur du chaâbi, chanteur, instrumentiste et créateur de génie, est toujours présent, peut-on dire autant de son art ? De l’école El Kamendja rue du Lézard à La Casbah, en 1938, au Conservatoire central d’Alger, après l’indépendance, El Anka formera des disciples à qui il léguera un très riche patrimoine. Depuis les plus anciens, Boudjemaâ El Ankis, Hassan Saïd, Amar Lachab, Rachid Souki, Rahma Boualem jusqu’aux Mehdi Tamache, Dahmane El Kobi, Chercham, Bourdib, H’cissen, Ferdjallah, le défunt Kaouane et tant d’autres. Si des chanteurs comme Mahboub Bati, décédé en 2000, (autre grand auteur, compositeur interprète, qui a lancé sur scène le défunt El Hachemi Guerrouabi, Boudjemaa El Ankis et Amar Ezzahi, Hassen Saïd, Abdelkader Chaou, Dahmane El Harrachi, Guerrouabi et Amar Zahi… émergeront avec de nouveaux styles, d’autres, particulièrement des élèves d’El Anka, se contenteront d’imiter aveuglément leur maître (comme si cela était possible), singeant même ses mimiques, ce qui rebutait, de son vivant, le « cardinal ». Dans une société algérienne envahie par la musique occidentale et des genres comme le raï qui apportent le rythme dont les jeunes sont friands, le chaâbi d’El Anka, a perdu beaucoup d’espace. D’abord, inexplicablement, dans les médias qui ne font pas de promotion au chaâbi, si l’on excepte les émissions hebdomadaires qui lui sont consacrées sur la Chaîne III et sur El Bahdja. Il a même reculé dans les fêtes familiales où, le plus souvent, les DJ remplacent les soirées chaâbi d’antan. Face à la déferlante raï, « sponsorisé par l’Algérie officielle » comme l’avait déclaré Guerrouabi au quotidien Le Matin en 2000, naîtront Abdelmadjid Meskoud et les interprètes de ce qu’on a appelé le néo-chaâbi, avec, entre autres, le regretté Kamel Messaoudi, Mourad Djaâfri, Noureddine Alane, Nacerdine Galiz… Les puristes et conservateurs du chaâbi, opposés aux adeptes du néo-chaâbi et du chaâbi moderne, considèrent qu’on ne peut comparer et substituer à des quacidate d’un haut niveau culturel, des chansonnettes sans grand génie, contenant des paroles simples et plus commerciales qu’artistiques. Réda Doumaz, compositeur-interprète, qu’on désigne comme l’intellectuel de la musique chaâbi, est de ceux qui considèrent que le chaâbi ne s’est pas arrêté avec son maître. Il prône un chaâbi modernisé, selon les règles universelles de la musique et ouvert au monde. Pendant que les uns et les autres s’opposent sur leur conception du chaâbi, de nombreux jeunes interprètes, qui ne se posent pas de question, comme le jeune prodige relizanais, Mustapha Belahcène, ou le Belouizdadi Ladoui Mohamed, continuent de porter le message du « phénix » disparu mais dont l’art, malgré tout, demeure présent parmi nous. ( El Watan)
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