L’Association des oulémas algériens
16042013***L’historique de l’Association
Un large mouvement de consolidation de l’identité nationale
Le 5 mai 1931, le cheikh Abdelhamid Ibn Badis prit l’initiative de regrouper 72 oulémas au Cercle du progrès à Alger. La réunion fut présidée par le cheikh Ismaïl. Les participants élaborèrent les statuts de l’Association des oulémas et désignèrent un comité directeur comprenant Abdelhamid Ibn Badis, Bachir El Ibrahimi, Mouloud El Hafidhi, Moulay Benchérif, Tayeb El Mehadji, Saïd Ayadjar (dit El Yadjiri), Hussein Trabelsi, Abdelkader El Kacimi, Foudil El Ouartilani. Ce comité porta à la direction de l’association Abdelhamid Ibn Badis (qui était absent) avec Bachir El Ibrahimi comme vice-président, Lamine Lamoudi comme secrétaire général, Tayeb El Okbi comme secrétaire adjoint, Moubarek El Mili comme trésorier et Brahim Bioudh trésorier adjoint. Ainsi naquit l’Association des oulémas, qu’on appela « réformistes ». Ibn Badis fut présent à la séance de clôture du 7 mai 1931.
La création de l’Association des oulémas algériens s’inscrit dans la longue démarche entamée par des hommes de foi et des intellectuels musulmans en réaction aux tentatives d’assimilation culturelle et identitaire et de dénaturation du message authentique de l’Islam. Parmi les nombreux mouvements d’idées qui se manifestèrent au déclin des empires musulmans, celui de la Salafiya occupa une place particulière. Celui-ci prônait très tôt le strict respect de la voie tracée par le Coran, en s’attachant à la voie inspirée par les textes sacrés et les traditions du Prophète. Il rejeta toute innovation considérée comme hérésie, la bid’a, condamnable car non conforme aux usages des Anciens. Il lutta fermement contre les superstitions, notamment le culte des saints, intégré dans l’Islam par des confréries religieuses. Ce mouvement apparut très tôt. On doit à Ibn Taymiya (né en 1263 en Syrie), l’essor de cette tendance réformiste. Au XVIIIe siècle, ce mouvement ressurgit en prenant une grande ampleur à un moment où le monde musulman connaissait un déclin économique et politique. Les salafistes inspirèrent des mouvements de réformes qui prirent des visages différents. En Arabie apparut le wahhabisme où Mohamed Ibn Abdelwahab (1703-1791) créa une secte qui se remarqua par un ascétisme extrêmement strict et le refus de toute ouverture. Elle servit la famille des Ibn Saoud qui imposèrent leur domination politique au Hedjaz.
Dans la lignée de Mohammed A bdou
Au XIXe siècle, s’inspirant aussi du salafisme, apparut en Egypte un mouvement panislamique qui se donnait comme but de réformer l’Islam qui aurait été dénaturé par les pratiques sectaires de certaines confréries. Animé par Djamal Eddine El Afghani (1839-1897), il préconisait l’harmonisation de l’Islam et son intégration au monde moderne. Il se consacra à l’action politique en tentant de réveiller les masses de musulmans contre les pouvoirs locaux et contre l’ingérence étrangère. El Afghani vécut en Inde, en Turquie, en Egypte, en Grande-Bretagne et en France. C’est à Paris, avec son disciple Mohamed Abdou qu’il mit en forme ses principales idées dans la revue que les deux savants publièrent pendant quelques années et où ils appelaient à la lutte des musulmans contre le colonialisme et la domination des Européens. Son influence fut très grande et il inspira des révoltes en Iran, en Inde, en Turquie. Il fut en quelque sorte un révolutionnaire, en comparaison avec son disciple Mohamed Abdou, bien plus modéré. Il voyait dans l’Occident l’ennemi qui s’oppose à la renaissance du monde musulman. Sa démarche fut politique ; il cherchait même la création d’un grand Etat musulman unifié qui devait s’imposer par la force à l’Occident.
Son disciple Mohamed Abdou (1849-1905), même s’il se réclamait du salafisme en prônant le retour à l’esprit du Coran et de la Sunna, fut moins un politique qu’un homme de science et de réflexion. Pour lui, le musulman devait puiser dans la science les moyens de comprendre les dogmes de l’Islam qui, d’après lui, admettait le progrès scientifique. Il fonda la revue Al Manar qui eut une grande influence dans le monde musulman. Il consacra ses efforts à la purification de la religion en condamnant comme hérésies les pratiques de certaines confréries, et en œuvrant au recouvrement de la personnalité islamique. La voie de l’émancipation des musulmans résidait pour lui dans la renaissance spirituelle, la Nahda. L’élévation du niveau culturel, l’enseignement de la religion dans sa pureté, l’éducation sociale et la diffusion des valeurs morales étaient ses armes. Il ne prêta pas attention aux critiques qui lui reprochaient sa relative modération contre le colonialisme français en Algérie. Il s’en tint à sa ligne principale : le meilleur moyen d’émancipation était alors pour lui (au début du XXe siècle) l’élévation du niveau culturel des populations, la rénovation de l’Islam en luttant contre les hérésies, la diffusion de la culture arabe et islamique. Il eut une influence considérable sur les intellectuels algériens, déjà marqués par les courants qui traversaient l’Orient musulman dès la fin du XIXe siècle. Il fit un séjour en Algérie en 1903.
Le refus du repli sur soi
A la fin du XIXe siècle, un intellectuel algérien, Abdelkader El Medjaoui (Tlemcen 1848-Constantine 1914), publiait un ouvrage dans lequel il incitait les musulmans à s’ouvrir à la connaissance du monde moderne, à apprendre les langues européennes (l’anglais et le français), à s’imprégner des autres civilisations, à refuser le repli sur soi. Un de ses disciples, El Mouhoub (1866-1935), diffusa ses idées. De nombreux religieux algériens formés en Egypte et en Tunisie prirent connaissance des idées du réformisme musulman en fréquentant les nombreuses associations qui les propageaient. Certains d’entre eux se manifestèrent dès le milieu des années 1920 et furent les chefs de file du mouvement réformiste algérien.
Abdelhamid Ibn Badis est né en 1890 à Constantine. Il étudia l’arabe et suivit les cours de la Zaytouna de Tunis où il fut enseignant. Il commença à prêcher ses idées dès 1913 à la mosquée Sidi Lakhdar de Constantine Le 1er juillet 1925, il publia Al Mountaquid qui fut suspendu trois mois plus tard donnant naissance à une nouvelle publication Al Chihab.
Au même moment Tayeb El Okbi revenait à son village de Sidi Okba après avoir étudié au Hedjaz. Lui aussi partisan du réformisme, il fonda à Biskra la revue Al Islah.
Moubarek El Mili, originaire d’El Milia, a été étudiant à la Zaytouna et s’était fait connaître par son livre sur l’histoire de l’Algérie.
Parmi les précurseurs, on peut citer Lamine Lamoudi de Biskra et Bachir El Ibrahimi originaire d’Ouled Braham, un petit village de la région de Sétif, et qui, après son retour d’Orient, s’installa à Tlemcen en 1933.
Dans Al Chihab de novembre 1925, Ibn Badis amorçait un premier pas dans la constitution de l’association. En 1928, une première réunion regroupa à Constantine Ibn Badis, Bachir El Ibrahimi, Tayeb El Okbi, Larbi Tebessi, Moubarek El Mili, Mohamed Kheireddine et Saïd Ezzahiri. Si le mouvement réformiste algérien fut incontestablement influencé par Mohamed Abdou, il faut constater que les premiers éléments de cette doctrine prirent forme très tôt dans les premiers prêches que fit Ibn Badis dès 1913 à la mosquée de Sidi Lakhdar de Constantine et dans ceux de Tayeb El Okbi et Larbi Tebessi au milieu des années 1920. Il fut spécifiquement algérien, se distinguant notamment des recommandations de Djamal Eddine El Afghani et de Rachid Réda.
Un Islam de raison basé sur la science
On peut résumer les points principaux de ce que fut le programme de l’association des oulémas :
- retour au message originel de l’Islam et lutte contre les hérésies et l’idolâtrie du maraboutisme ;
- application de la laïcité par la liberté totale d’exercice de la religion et la gestion indépendante des biens religieux et des écoles, éloignés de toute pression ou contrôle du pouvoir politique ;
- indépendance totale de la justice musulmane
Le premier objectif de l’association des oulémas est rappelé par Ibn Badis qui affirme que celle-ci « enseigne les sciences et les connaissances qui nourrissent les esprits, dissipent les nuages de l’idolâtrie ou de l’ignorance et condamnent les hérésies absurdes ». (Al Chihab, avril 1934). Au cours d’une conférence tenue à Alger en 1936, il était tout aussi explicite : « Nous voulons faire revenir les musulmans algériens aux convictions religieuses premières, lesquelles étaient fondées sur la vérité et sur la science… Nous souhaitons qu’ils arrivent à distinguer la religion des fausses croyances, qu’ils s’inspirent dans tous les actes de leur vie des dogmes de l’Islam et de ses principes faits d’égalité, de fraternité, de tolérance, d’assistance mutuelle et d’amour du prochain. » (Al Chihab, novembre 1936).
Contrairement aux autres courants qui se considérèrent réformistes, l’Association des oulémas s’adressa à la raison et refusa de donner une base et une justification religieuses à des mouvements politiques. Elle chercha à faire du musulman un être responsable et réfléchi, à la personnalité forte en lui faisant recouvrer son identité et en l’amenant à s’en imprégner. La volonté de contrer les pratiques de l’assimilation de l’administration coloniale fut l’une des raisons qui poussèrent à la création du mouvement réformiste, comme celui-ci fut une réaction contre les déviances constatées dans les pratiques de l’Islam comportant des hérésies et faisant une grande place à des croyances et à des comportements païens : cultes des saints, pratiques de la magie, sacrifices et rites empruntés au paganisme, etc. L’objectif premier de l’association, son choix stratégique était la diffusion du savoir, l’apprentissage de la langue et de la culture arabes, la connaissance des préceptes de l’Islam dans leur authenticité.
Ibn Badis écrivait dans Al Chihab d’avril 1934 : « Notre groupement ne s’est constitué que pour défendre les intérêts tant particuliers que généraux du peuple algérien. Il lui enseigne les sciences et les connaissances qui nourrissent les esprits, dissipent les nuages de l’idolâtrie ou de l’ignorance et condamnent les hérésies absurdes… en un mot, l’association des oulémas désire mettre à la portée du peuple algérien les trésors contenus dans le Livre Saint et la Sunna. »
Pour lui, « il s’agit de purifier l’Islam en écartant des dogmes initiaux et des croyances et pratiques qui furent celles du Prophète et ses compagnons, les innovations blâmables – bid’a – erreurs ou hérésies, tout en tenant compte des indications de la science dans la mesure où celle-ci s’accorde avec les principes religieux fondamentaux. »
Refus de l’utilisation de l’Islam à des fins partisanes
L’association des oulémas fut laïque car sa lutte s’inséra dans la dénonciation de l’emprise de l’administration coloniale sur le culte et l’enseignement. En effet, la loi française de 1905 sur la laïcité, imposant la séparation de l’Etat et de la religion ne fut pas appliquée pour les musulmans d’Algérie. Le pouvoir colonial maintint sa tutelle directe sur l’exercice du culte y compris la gestion des mosquées et le contrôle de l’activité des imams qui furent des fonctionnaires dépendant de l’administration. Contrairement aux autres habitants de l’Algérie de confession chrétienne ou israélite, l’enseignement de l’Islam et de la langue arabe ne fut pas libre pour les musulmans, soumis à une autorisation et à un contrôle extrêmement stricts, les contrevenants étant passibles de condamnations à des amendes et à des peines de prison. Pour l’association des oulémas, la pratique de l’Islam ainsi que le développement de l’éducation sociale, morale et culturelle devaient s’affranchir de tout contrôle administratif et de toute tutelle. Elle ne cessa de revendiquer l’application effective de la laïcité en Algérie qui ne fut pas respectée, l’administration gérant directement l’exercice du culte musulman.
Elle fut démocratique pour les mêmes raisons. Elle affirmait et appliquait sur le terrain que c’était aux musulmans eux-mêmes de gérer librement leurs lieux de culte, leurs fondations et leurs écoles. Bachir El Ibrahimi écrivait dans le mémoire adressé au gouvernement français en janvier 1944 : « Les mosquées appartiennent à l’Islam ; elles ne sont la propriété ni des musulmans ni des gouvernements…Il est du droit du peuple musulman de prendre possession de ses mosquées et de choisir lui-même les imams et les muezzins. » Dans ce même texte, le cheikh proposait une gestion démocratique de l’activité religieuse en suggérant la création de comités religieux librement élus qui examineraient les questions intéressant les mosquées et les agents du culte et géreraient les biens habous. Le 15 août 1944, l’Association s’adressait de nouveau au gouvernement français considérant : «…toute immixtion dans ces questions religieuses comme une iniquité, une violation aux droits des individus et une attaque contre les principes sacrés du respect de la religion et de la liberté de conscience… » Elle réclamait « l’application franche et intégrale du principe de la séparation du culte musulman de l’administration algérienne ». Elle exigeait dans le même texte l’entière liberté de l’enseignement de la langue arabe en accordant aux associations la liberté de créer des écoles, soumise à la simple formalité de déclaration. En mai 1950, elle adressa à l’Assemblée algérienne un long mémoire sur la séparation du culte et de l’Etat signé par ses principaux responsables : Bachir El Ibrahimi, Larbi Tébessi, Mohamed Kheireddine, Boubakar Laghouati, Saïd Salhi.
Elle fut contre l’utilisation de la revendication religieuse et identitaire à des fins politiques, s’interdisant même toute action ou discours à caractère politique. Elle fut contre toutes les discriminations pour des raisons sociales, sexistes, religieuses ou ethniques. Elle refusa de mener des actions politiques en tant que parti. Elle inscrivit même dans ses statuts le refus de mener ce type d’actions. Les réformistes refusèrent que l’Islam soit utilisé à des fins politiques, pour favoriser telle tendance plutôt qu’une autre. Ils refusèrent de s’insérer dans tout démarche qui pouvait diviser les musulmans, les pousser les uns contre les autres. Cela ne veut pas dire que l’association fut totalement apolitique. Pour elle, l’indépendance du peuple algérien passait par l’élévation de son niveau culturel, l’affirmation de son identité par l’enseignement des vrais principes de l’Islam, la lutte contre les hérésies et les pratiques obscurantistes qui favorisaient la soumission du musulman. De la même façon, les réformistes firent leurs les exigences formulées par les différentes forces politiques en matière d’égalité de droits entre tous les habitants d’Algérie, la levée de toutes les mesures d’exception, la libération des détenus politiques.
Contre toute discrimination
Bachir El Ibrahimi succède à Ibn Badis décédé en 1940. En 1943, le général de Gaulle promet des réformes et institue une commission qui consulte toutes les forces du mouvement national. Le président de l’association des oulémas remet un mémoire à la commission chargée des réformes dans lequel il rappelle : « Si le côté religieux a été la principale préoccupation de l’association, il n’en demeure pas moins que les questions d’ordre politique, pour lesquelles elle n’a pas cru devoir fixer de programme spécifique et auxquelles elle n’a pas voulu donner de caractère partisan, se trouvent en quelque sorte tributaires de la triple devise adoptée par elle : science, islam, personnalité algérienne. » Dans sa contribution, il condamne la décision du gouvernement de diviser les Algériens selon leurs droits civiques. Il réclame l’indépendance totale de la justice musulmane, la liberté de l’enseignement de la langue arabe, l’élimination de tout contrôle de l’administration sur la pratique de l’Islam. Il réclame sur le plan politique : une citoyenneté algérienne accordée à toute la population sans discrimination raciale ou religieuse, l’instauration d’un parlement et d’un gouvernement algériens, l’usage de la langue arabe comme deuxième langue officielle. Le gouvernement français ne donna pas suite aux revendications des différentes forces du mouvement national. L’ordonnance du 7 mars 1944 est une fin de non-recevoir et causa des déceptions. L’association des oulémas dépose un mémoire le 15 août 1944 dans lequel elle reprend ses revendications. Elle adopte lors de son 9e congrès, le 21 juillet 1946, une motion qui confirme ses positions tout en refusant de s’engager dans une action politique partisane du même ordre que celles des autres forces du mouvement national.
L’association des oulémas ne fut jamais un parti politique. Ibn Badis fit de son mieux pour la laisser loin de tous les courants politiques qui existaient en Algérie. Il croyait comme Abdou qu’avant tout il fallait améliorer l’individu algérien, en élevant son niveau culturel et religieux. Il faut noter qu’elle n’appuya jamais les solutions extrémistes, ne versa pas dans la xénophobie, réclama toujours la tolérance et la coexistence des communautés de confessions religieuses différentes.
Une action éducative et sociale de grande ampleur
En 1954, le comité directeur de l’association des oulémas comprenait Bachir El Ibrahimi président, Larbi Tébessi et Mohammed Kheireddine vice-présidents, Tewfik El Madani secrétaire général, Abdelatif Soltani trésorier et Ahmed Sahnoune membre assesseur.
A cette date, il y avait 126 sections, 34 cercles de culture, 70 associations locales de culte, 181 établissements d’enseignement, soit un total de 411 établissements. On comptait alors plus d’un millier de lettrés diplômés des écoles d’Al Azhar, de Zaytouna, d’El Qarawiyine. Pratiquement, tous les étudiants algériens de ces écoles furent aidés par l’association. On institua des bourses qui furent distribuées notamment par l’Institut Ibn Badis de Constantine. Celui-ci, créé en 1947, comptait alors 700 étudiants dont un certain nombre partirent compléter leur formation à la Zaytouna de Tunis. Jean Carret relevait en 1956 quelque 181 écoles dont 58 medersas dont il estimait le nombre des élèves à plus de 11.000. (Jean Carret L’Association des oulémas d’Algérie, exposé aux officiers, réédité par Editions Alem El Afkar, Alger 2008).
L’action sociale fut importante. L’association poussa ses membres à créer des groupements de bienfaisance, pour venir en aide aux nécessiteux, ce qui se généralisa dans pratiquement toutes les mosquées.
L’éducation scolaire des jeunes filles fut menée très tôt par cheikh Ibn Badis à la mosquée Sidi Lakhdar de Constantine. L’association forma ses propres enseignantes pour encadrer ces écoles où elles développèrent aussi des activités culturelles incluant poésies, chants et danses. La medersa que dirigea Ibn Badis à Constantine regroupait en 1937 une vingtaine de jeunes filles parmi ses 300 étudiants réguliers.
L’Association organisa une véritable administration de ses enseignants, s’efforçant de fournir des maîtres qualifiés à toutes les associations locales d’enseignement. Mohammed Kheireddine relate dans ses mémoires que l’association organisa en septembre 1937 un « congrès des professeurs de l’enseignement de l’arabe » où elle décida de délivrer aux plus qualifiés des diplômes qui les rendaient aptes à diriger des écoles. Il fit ce commentaire : « C’est là un
premier pas que fait l’association dans la voie de l’organisation et de l’unification de l’enseignement musulman en Algérie. » L’association envisageait alors de compléter son travail par l’ouverture d’une medersa dans chaque département, et d’une université nationale.Les medersas se multiplièrent à un grand rythme, sur des initiatives locales soutenues par l’association.
Une implantation rapide sur tout le territoire
L’action de l’association des oulémas s’étendit rapidement dèL’action de l’association des oulémas s’étendit rapidement dès le début des années 1930 à travers tout le territoire. Elle se concentra sur la création des associations à caractère religieux où furent enseignés les dogmes de l’Islam, débarrassés de toutes les hérésies et déviations et où fut étendue la diffusion de la langue nationale.
Le Cercle du progrès, ou Nadi Tarraqi, s’ouvrit à Alger et fut, dès les années 1920, un lieu important de prêches religieux et de conférences historiques et littéraires qu’organisèrent les oulémas d’Alger, avec à leur tête Tayeb El Okbi. En décembre 1934, s’ouvrit à Belcourt, foyer de l’action politique nationaliste, le cercle culturel Nadi El Islah. On peut noter l’ouverture à Alger de plusieurs cercles d’action culturelle musulmane : Echabiba, sur les hauteurs de Bab el-Oued (rampe Valée) où exerça le cheikh Derradji et le poète Mohammed Laïd. Un deuxième cercle s’ouvrit à Belcourt en 1935, El Mouhoud, à l’initiative d’Ali Ben Saâd où se regroupèrent notamment des ouvriers des CFA, et un autre en 1937 Ettaqwa. On note aussi l’ouverture du cercle Al Islah qui ouvrit en 1936 au Clos-Salembier et Salihia à La Redoute, fondée par des employés de l’administration.
En Kabylie, au début des années 1930, on vit la création de plusieurs cercles culturels acquis au mouvement réformiste musulman : à Bordj Menaïel, puis à Dellys en 1932 avec Hamza Boukoucha, et surtout dans la région de Tizi-Ouzou où un grand nombre de membres de l’association menèrent une intense activité : Fodil El Ouartilani, Mouloud El Hafidhi, Yahia Hamoudi, Hadi Zerrouki, Sadek Aïssat. Le cercle Nadi Essalam ouvrit en 1933, suivit par un grand nombre de medersas dans les multiples villages : Béni Mansour, Aïn El Hammam, Ighil Ali, Guenzet, Aït Youcef, etc.
A Bou Saada, fut constitué en 1937 un cercle qui allait mener une grande lutte contre le maraboutisme. A Médéa, Berrouaghia, Chellala, Blida, des cercles, des medersas, des associations sportives ouvrirent dès 1932. Ce fut aussi le cas à Chlef (Orléansville), Ténès, Cherchell.
A l’Ouest, Bachir El Ibrahim joua un grand rôle dans l’implantation de l’association des oulémas. Il s’installa à Tlemcen en 1933 où il fut bien accueilli par une population qui s’était déjà organisée à travers de nombreux cercles : Chabiba islamia, Nadi saâda, Nadi erradja, Jamâya islamia. Une grande medersa Dar El Hadith fut inaugurée à Tlemcen en octobre 1937, pour être fermée par le pouvoir colonial en décembre suivant. Le cheikh inaugura en 1934 une association locale à Sidi Bel Abbès. En 1934, fut inauguré à Oran le Nadi El Falah. L’historien algérien Amar Hellal, dont l’ouvrage (Le mouvement réformiste algérien, OPU 2002) est la plus solide référence sur la question avec celui de Mohammed Kheireddine (Mémoires, Alger, 1985) affirme avoir trouvé dans les archives françaises les noms de trois animateurs de l’association fichés par l’administration française et parmi lesquels une femme, Soraya Tayeb.
A Mascara, Mohammed Zemmouchi de Aïn Beïda installé dans la ville en 1932, donna un grand élan au mouvement réformiste où il exerça au Nadi echabiba al islamya. A Mostaganem, Benhallouche relança en 1931 le cercle de l’union littéraire musulmane fondé en 1925. A Béni Saf le Nadi ettahadi activa en 1937 où cheikh Abbas développa l’enseignement de la langue arabe.
Dans les territoires du Sud, on note l’ouverture en 1937 du Nadi Al Adab à Laghouat, ville où s’était installé en 1936 cheikh Moubarek El Mili. Dès le milieu des années 1920, le réformisme algérien avait commencé à s’installer dans la région de Biskra grâce à l’action des cheikhs Tayeb El Okbi et Mohammed Kheireddine. La diffusion des idées réformistes dans cette région fut favorisée par l’action de la zaouïa d’Amiche dont le chef Abdelaziz Belhachemi apporta son plein appui à l’association des oulémas. Le Nadi echabab y joua un grand rôle. Ce cercle organisa de multiples rencontres avec la participation des membres de l’association : Abdelhamid Ibn Badis, Tayeb El Okbi, Mohammed Kheïreddine, Fodil El Ouartilani. Le mouvement réformiste s’implanta en force à Sidi Okba, Touggourt, Tolga, Guémar, Zgoum, Kouinine et à El Oued dès 1937. En 1949, l’activité de l’association aboutit à la création d’une nouvelle medersa à Biskra.
C’est aussi vers 1936 que se développa la présence du réformisme dans le Mzab, grâce aux efforts de Brahim Abou El Ikdhane et Brahim Bayoudh et de nombreux cercles virent le jour à Guerrara et à Ghardaïa où fut inaugurée en 1938 la medersa Al Hayat. A la même époque, vers 1936, Fodil El Ouartilani ouvrit à Paris, le Nadi etadhib bientôt suivi par d’autres cercles dans la région parisienne et dans le nord de la France.
Un large mouvement de consolidation de l’identité nationale
La constitution des clubs et associations sportives exclusivement algériens apparut relativement tôt à travers tout le territoire national et elle s’inséra dans le mouvement général de rejet de l’assimilation et d’affirmation d’une identité nationale, mouvement dans lequel l’association des oulémas a pris une grande place.
En effet l’activité de celle-ci s’est inscrite dans un cadre plus large qu’elle a rejoint et complété en lui donnant une dimension spirituelle et qu’elle a impulsé en incitant au développement de l’enseignement de la langue arabe et à la pratique culturelle : celui de l’affirmation de la spécificité algérienne, du recouvrement et du renforcement d’une identité nationale, la distinguant du moule que l’administration coloniale voulait lui imposer, refusant ainsi la politique d’assimilation qui niait les particularités culturelles du peuple algérien. A côté des medersas et des mosquées initiées par les oulémas où l’on diffusait un Islam ouvert, débarrassé des hérésies et des pratiques obscurantistes, ce grand mouvement des Algériens d’affirmation de leur identité s’exprima aussi dans le développement de l’enseignement de la langue arabe, les activités culturelles multiples (poésie, chants, théâtre, musique), les actions de solidarité, d’entraide et de bienfaisance. Même les pratiques des sports au sein d’associations exprimant dans leur dénomination leur caractère spécifiquement algérien participent de l’expression de ce sentiment d’appartenance à une collectivité nationale : les noms de ces associations exprimaient leur volonté d’affirmer cette spécificité culturelle et une identité : mouloudia, rachidia, croissant club, union sportive musulmane, jeunesse sportive musulmane, société sportive musulmane, widad, wifak, football club musulman, racing musulman, etc. On voit ainsi se multiplier dès le début du XXe siècle des fêtes populaires à l’occasion de célébrations religieuses (Mouloud, Aïd) avec défilés, chants, représentations théâtrales, causeries religieuses, rencontres sportives, expressions dans l’espace public d’un fort sentiment d’appartenance à une collectivité, distincte par son histoire, ses valeurs, ses traditions des modèles auxquels le pouvoir colonial voulait faire adhérer les Algériens par la contrainte.
Dans le même ordre d’idées, il faut noter la fondation en 1935, par Mohamed Bouras, de la première section des Scouts musulmans algériens. Celle-ci sera suivie par de nombreuses autres à travers l’Algérie. En 1939, fut agréée la Ligue des scouts musulmans algériens, un mouvement qui renforça le sentiment d’appartenance et contribua à donner une dimension éducative et morale à la construction de l’idée nationale algérienne auprès des adolescents. Le chant patriotique des scouts reprit le credo d’Ibn Badis, un poème où il affirmait l’appartenance du peuple algérien au monde arabe et musulman.
L’Algérie connut ainsi un grand mouvement de résistance nationale qui prit plusieurs formes sur les terrains religieux, éducatif, culturel, moral, sportif. Les Algériens affirmèrent un sentiment d’appartenance dont ils contribuèrent librement à en définir le contenu et les contours, par opposition à leur dissolution dans une société coloniale qui voulait les assimiler en leur refusant une identité propre. Dans ces multiples clubs et associations, se renforcèrent le sentiment national, le patriotisme et se formèrent un grand nombre de militants qui allaient exprimer leur désir d’indépendance à travers la lutte politique puis dans la guerre de libération nationale. On peut dire que l’Association des oulémas, par son action directe dans l’enseignement de l’Islam, la diffusion de la langue nationale et par les influences qu’elle eut sur l’extension des pratiques culturelles collectives des Algériens, s’inséra dans le vaste mouvement d’affirmation d’une appartenance et de construction de l’idée nationale algérienne, mouvement qui allait accélérer la constitution des forces politiques nationales et faciliter leur regroupement, et qui ne fut jamais sectaire ni xénophobe.
Boualem Touarigt- Publié le 26 mar 2013- sur le site: memoria.dz
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*Entretien avec Abderrazak Guessoum, président de l’Association des oulémas
Il faut faire la distinction entre les coutumes, qui sont parfois fois archaïques et n’ont rien à voir avec la religion, et l’islam authentique bien étudié et bien compris.
*L’islam doit être traduit de manière civilisée, honnête et logique dans les faits, dans les marchés, à l’école, dans la famille, à l’université et dans tous les domaines de la vie. Chasser la femme de son foyer est contraire à l’islam et au patriotisme.
**Alger–Avril 2016***En bon philosophe, le docteur Abderrazak Guessoum, président de l’Association des oulémas, aborde plusieurs questions liées à l’actualité dans un entretien El Watan où il évoque les courants salafistes, le chiisme, mais aussi «l’écoute» de l’ex-ministre des Affaires religieuses, Ghlamallah, et sa relation « incompréhensible» avec son ancien élève, Mohamed Aïssa, devenu ministre.
- Vous vous êtes opposé à la réforme de l’école engagée par la ministre de l’Education nationale, Nouria Benghebrit, et appelé les Algériens à adopter la même position. Peut-on en connaître les raisons ?
***Il n’y a aucun problème entre nous, en tant qu’association, et la ministre Mme Benghebrit. Bien au contraire. Toute personne, homme ou femme, qui assume une responsabilité gouvernementale dans notre pays, devient la propriété de tous. Mme Benghebrit, en tant que ministre, agit et prend des décisions au nom du gouvernement.
Tout citoyen a le droit de la conseiller et de l’orienter. Notre communiqué n’a pas été fait dans le but de polémiquer, mais de dialoguer. Nous voulions donner à la société et à la ministre notre avis en tant qu’association qui, par définition, est une association d’éducation et d’enseignement. C’est un message, ou un conseil adressé à la ministre, à l’opinion publique et même à l’autorité suprême.
- Vous refusez la polémique, mais dans votre message vous appelez les Algériens à s’opposer à cette réforme. A quoi vous attendez-vous ?
**Nous avons demandé à la société de protéger l’école et non pas de s’opposer à la réforme. Nous voulons la protéger d’une certaine infiltration étrangère et d’une agression culturelle étrangère.
- De quelle agression étrangère parlez-vous ?
**Je vous cite un exemple. Pourquoi exiger, dans un concours destiné aux enseignants, la langue française comme seule langue étrangère ? Un enseignant doit avoir au moins une langue étrangère en plus de la langue maternelle. Pourquoi exiger le français et non pas l’anglais, par exemple, qui est la langue de l’universalité, de la technicité et de la science ? Le fait d’exiger seulement la langue française n’est pas logique. Nous estimons que l’élève algérien doit être ouvert sur toutes les cultures, à partir des constantes nationales, de l’islam bien étudié, bien compris et bien appliqué, que nous défendons, et la langue arabe qui n’est qu’un moyen pour s’ouvrir sur les autres.
- Si la langue n’est qu’un moyen pour accéder à la science, pourquoi l’enseignant ne devrait-il pas maîtriser le français ?
**Nous n’avons aucune frontière avec les langues. Peu importe ce que l’enseignant maîtrise. L’essentiel est qu’il ne soit pas emprisonné dans le ghetto du français. Nous ne posons aucune barrière, nous sommes ouverts sur tout. Nous sommes pour l’égalité entre les cultures, les religions et pour la compréhension culturelle. Je suis révolté quand je lis, dans certains écrits dans la presse, le qualificatif d’islamo-conservateurs. Que veulent-ils dire et qui visent-ils ?
- Pensez-vous qu’il soit normal d’enseigner à un enfant du premier cycle les «souffrances de la tombe» (adhab el kabr), le Jugement dernier ou de lui apprendre comment Dieu va torturer les mécréants, etc. ? N’est-ce pas plus simple de lui apprendre à être un bon citoyen demain ?
**Si je parle d’un islam bien appris, bien compris et bien appliqué, c’est justement pour éviter ces situations. Nous avons appris l’islam à partir de l’âge de 3 ans. Nous sautions les versets difficiles parce qu’ils ne correspondaient pas aux capacités intellectuelles de l’enfant.
- Vous avez appris le Coran à l’école coranique et non pas à l’école, qui est un lieu de savoir et de connaissances universelles…
**Effectivement, j’ai été à l’école coranique. Mais qu’est-ce qui empêche l’école publique d’enseigner le Coran ? Rien. Alors, nous sommes pour l’enseignement coranique basé sur la méthodologie, la bonne compréhension de l’islam et le comportement exemplaire de l’enseignant et de l’enseignante.
- N’avons-nous pas besoin plutôt d’une école qui forme de bons citoyens ?
**Est-ce que l’enseignement coranique empêche les élèves d’être de bons citoyens ?
- Ce n’est pas le Coran qui pose problème, mais plutôt la manière dont il est expliqué et enseigné…
**Vous avez raison. C’est pour cela que je ne cesse de parler d’islam bien étudié, bien compris et bien appliqué. Nous sommes pour des critères de choix de l’enseignant. Si ce dernier maîtrise l’anglais en plus de l’arabe, c’est un enrichissement pour l’enseignement. Il en est de même pour celui qui maîtrise l’espagnol ou l’italien. Pourquoi ne pas s’ouvrir sur toutes les cultures pour obtenir la crème de celles-ci ? C’est cela que nous reprochons à l’école algérienne.
Je parle sans complexe parce que je parle et je maîtrise le français. Cependant, j’estime qu’aujourd’hui c’est l’anglais, langue internationale, qui doit être privilégié et non pas le français. Allez en Afrique. Vous dépassez le Mali et le Sénégal, personne ne comprend le français. Un bon citoyen, c’est celui qui maîtrise l’anglais. Le français est là. Nous reconnaissons sa présence parce que nous évoluons dans une région qui s’exprime en français.
C’est un atout qui ne nous empêche pas de construire plus que ce que nous ont légué nos aïeux. Ces derniers n’avaient pas les moyens d’apprendre l’anglais, alors qu’aujourd’hui, tout est possible. Nous ne voulons pas polémiquer sur ce sujet. Dans notre communiqué, nous n’avons pas évoqué Mme Benghebrit. Nous avons parlé de l’éducation, de la société mais aussi des menaces qui pèsent sur la famille.
- De quelles menaces s’agit-il ?
**Par exemple cette exigence faite par des féministes pour supprimer la présence du garant et non pas du tuteur comme on veut nous le faire comprendre, pour les femmes lors du mariage. Le tuteur veut dire que la femme est inapte à assumer sa responsabilité. Or, c’est faux. Le tuteur est généralement celui qui s’occupe d’un enfant mineur. Le père ou le frère, dans le mariage, est le garant symbolique du contrat. L’un ou l’autre constituent le symbole de la continuité de ce contrat. Pourquoi le réduire à un tuteur ?
- Le problème n’est pas dans la présence du frère ou du père lors de ce contrat, mais plutôt d’en faire une condition obligatoire pour se marier. N’y a-t-il pas de mauvaises interprétations religieuses ?
**Parfois, nous sommes victimes d’une certaine conception de la loi française. En quoi la présence d’un père ou d’un frère peut-elle gêner ? Je ne cesse d’évoquer un islam bien étudié, bien compris et bien enseigné. L’une des conditions du mariage est le consentement de la femme. Sans celui-ci, le contrat ne peut avoir lieu.
- Pourtant, dans bien des régions, les mariages forcés ou d’intérêt existent…
**Vous évoquez des pratiques liées aux traditions et non pas à la religion. Il faut faire la distinction entre les coutumes, qui sont parfois fois archaïques et n’ont rien à voir avec la religion, et l’islam authentique bien étudié et bien compris. Nous exigeons toujours que l’islam défendu par l’association soit exemplaire. Raison pour laquelle nous considérons la suppression du «wali» comme une agression contre la famille. Il s’agit d’un des piliers de l’islam.
- Les cinq piliers de l’islam sont connus et le wali n’en est pas un…
**Je voulais dire un des piliers du mariage dans l’islam. La dot, les témoins, le wali sont les conditions dictées par le Coran. Pour nous, le wali est le symbole de la famille qui garantira la poursuite du contrat de mariage. Est-ce qu’une femme digne de ce nom peut se marier sans que sa famille soit présente ?
- Tout comme pour un homme ?
**Effectivement. Est-ce qu’un homme digne peut prendre une femme dans un hôtel et se marier sans la présence de sa famille ?
- Si le tuteur n’est en fait qu’un garant symbolique du mariage, pourquoi ne pas obliger les hommes, comme les femmes, de le ramener ?
Les témoins sont une forme de garantie, mais le père de l’homme est généralement toujours présent. En fait, les filles sont sous la responsabilité des parents. Ce n’est pas le cas pour le garçon. Le garant n’est là que pour protéger la fille de toute agression. Le juge qui valide le contrat exige du mari de préserver la dignité de son épouse et ses biens. Vous devez savoir que l’islam interdit à l’époux de disposer des biens de son épouse. Nous considérons la femme comme la base de la société.
- L’Algérie s’est engagée, au niveau international, à respecter le principe de l’égalité entre homme et femme, consacré d’ailleurs par la Constitution. Ne pensez-vous pas que certaines dispositions du code de la famille liées à l’interprétation de la religion doivent être abrogées ?
**Ne pensez-vous pas que la mondialisation ou la globalisation doivent respecter les spécificités et les identités ?
- Au nom de ces spécificités que vous défendez, beaucoup d’injustices ont été commises dans le monde…
**Pour moi, être Algérien est une spécificité, être musulman est aussi une spécificité et être Arabe l’est également. Mais il est temps de distinguer la spécificité authentique de celle archaïque. Avant d’être citoyens du monde, nous sommes citoyens de l’Algérie. Citez-moi un exemple où un responsable français, quel que soit son niveau, utilise l’anglais au détriment de la langue française ? Il y a une spécificité culturelle. Nous respectons le Français qui respecte sa langue. Nous respectons l’Algérien lorsqu’il respecte sa langue.
- Ne doit-il pas respecter plutôt ses deux langues, l’arabe et le tamazight ?
**S’il parle deux langues, cela fait de lui deux personnes parlant deux langues. Je dirais qu’il s’exprime dans la langue de l’Algérie, qui est composée du chaoui, de tamazight, de l’arabe, etc. C’est la richesse de l’Algérie. Lorsque je suis en France et que l’heure de la prière est arrivée, je me mets dans un coin pour la faire. Est-ce que cela porte atteinte à la spécificité des Français ? L’islam nous a donné cette unité algérienne et nous a permis de faire la Révolution pour l’indépendance.
- Que pensez-vous du divorce unilatéral qui, au nom de la charia, donne le droit à l’homme de mettre à la rue son épouse et ses enfants ?
**Cette pratique n’a aucun lien avec la religion. C’est même contraire à l’islam et à l’éthique islamique. Si nous n’appliquons pas l’islam convenablement, nous allons vers la situation des pays occidentaux où l’Eglise est d’un côté et les citoyens de l’autre. Nous ne sommes pas une société laïque, mais croyante.
L’islam doit être traduit de manière civilisée, honnête et logique dans les faits, dans les marchés, à l’école, dans la famille, à l’université et dans tous les domaines de la vie. Chasser la femme de son foyer est contraire à l’islam et au patriotisme. L’islam assure une protection morale et matérielle de la femme. Nous prêchons cette logique de l’islam. C’est vrai qu’il y a des personnes qui, au nom de l’islam, portent atteinte à notre religion. Nous faisons tout pour éviter à notre société ces comportements archaïques. L’islam a cette faculté de cohabiter avec toutes les religions sans restriction.
- Cet islam bien appris, bien compris et bien appliqué laisse le terrain à des groupes fanatiques pour commettre, au nom de l’islam, les crimes les plus abjects. Quelle est votre explication ?
**C’est l’autorité qui est responsable de l’absence des oulémas. Pourquoi aucune des institutions islamiques n’a donné la parole aux oulémas ? Ces derniers ont été marginalisés par les autorités et par un autre discours qui n’a rien à voir avec l’islam. Je peux vous dire que durant cette période, certains oulémas se sont exprimés ; moi-même j’ai publié des écrits, dont un sous le titre Hémorragie d’une plume algérienne, évoquant la réconciliation nationale, la paix et le vrai islam.
- Pourquoi vos paroles étaient-elles inaudibles ? N’aviez-vous pas de place dans les mosquées ?
**Je vous retourne la question : pourquoi les médias ne reprennent pas les paroles des oulémas ? Vous-même êtes arrivée en retard. Nous avons cette impression que la presse francophone nous marginalise. Nous savons qu’elle a un rôle important à jouer. Mais à chaque fois qu’elle évoque des sujets liés à l’islam, elle nous présente comme des islamo-conservateurs. Est-ce parce que nous défendons les constantes de notre pays ? Qu’en est-il de ceux qui détruisent ces mêmes constantes ? Ils sont libres de ne pas croire en l’islam, mais qu’ils ne fassent pas l’apologie de leurs convictions.
- Ne pensez-vous pas que ceux qui détruisent l’islam sont plutôt les salafistes-djihadistes, le wahhabisme et autres mouvements religieux extrémistes qui prônent la violence au nom de l’islam et sont souvent plus écoutés que les oulémas ?
**C’est leur manière de faire l’apologie de la violence qui mérite d’être étudiée. Ils exploitent les besoins des citoyens qui souffrent de l’injustice, de la marginalisation, de l’exclusion, du chômage, etc., pour donner un autre discours. Pour moi, ils représentent une minorité.
- Une minorité qui reste très active…
**Je fréquente beaucoup les mosquées et je peux vous assurer qu’ils représentent une minorité. Le discours médian, ouvert et tolérant, est celui qui règne dans les mosquées. Je ne défends pas le wahhabisme ou le salafisme. Il faut les mettre dans leur contexte normal. Peut-être que le wahhabisme est valable pour certains pays. Mais l’est-il pour l’Algérie ? C’est un point d’interrogation.
- Ces nombreux jeunes pris en charge par des réseaux wahhabites et qui font du prosélytisme dans certaines mosquées ne constituent-ils pas un danger ?
**Nous sommes des oulémas algériens. Nous avons des relations avec toutes les organisations islamiques dans le monde. Mais nous faisons la part des choses. Même au sein de la société islamique, il y a des spécificités qui nous sont propres. Par exemple, nous, nous n’utilisons pas des pioches pour détruire les mausolées. Moi-même, j’ai fait mes études à l’école Abderrahmane Athaâlibi, alors que je suis un des oulémas de l’association.
Nous ne sommes pas contre les zaouïas, pour peu qu’elles soient coraniques et scientifiques et qu’elles prêchent la bonne compréhension du Coran. Nous sommes contre l’islam violent qui n’est en fait qu’un dernier remède après plusieurs autres ayant échoué. C’est à nous de bien écouter les jeunes et de les comprendre. A l’Association, c’est notre devise. Vous n’avez qu’à voir le nombre de jeunes qui militent avec nous. Nous avons toutes les diversités : celui qui porte le chèche, la barbe, le costume ou le qamis. Chacun a sa place dans la société islamique, à condition que son comportement soit digne et exemplaire.
- Comment expliquer le fait que ces groupes extrémistes puissent justifier le recours à la violence et au crime par des versets coraniques ?
Ce qui est valable pour l’islam est valable pour le christianisme. Il y a bien eu des extrémistes qui ont utilisé l’Evangile pour justifier la violence. Chaque culture a ses extrêmes et ses modérés. Notre islam est celui qui prône la tolérance. Notre devise est cette parole du Prophète qui dit : «Quiconque préserve la vie d’un musulman préserve celle de tous les musulmans.» Les extrémistes préfèrent se référer à ce hadith qui prône la légitime défense. Ils disent avoir été agressés par le fait qu’ils n’ont pas de travail, pas de toit, etc.
- Mais ils ne s’attaquent plus aux musulmans ?
**Parfois, dans une situation de désespoir, l’être humain devient aveugle. Il peut commettre le pire. Nous ne partageons pas ce comportement. Rien ne justifie ce que fait Daech ni ce qui est fait au nom de l’islam. Ils n’ont rien de musulman. Il ne faut plus les qualifier d’islamistes.
- Ce sont eux-mêmes qui s’autoproclament islamistes…
**Ce sont des criminels tout court. Ils ne sont plus islamistes. L’islam est victime de ses enfants et de ses ennemis. Même en France et en Belgique, comment expliquer que des jeunes puissent passer à des actes aussi violents ? Pourquoi n’avons-nous pas pris en charge ces jeunes ? Pourquoi ne nous leur avons-nous pas inculqué les vraies valeurs de l’islam ? Qu’est-ce qui nous empêche d’avoir une université au nom de l’Algérie en France ou en Belgique, où les Algériens retrouveraient leur identité et leur religion ?
- Pensez-vous que la Grande Mosquée de Paris, en France, par exemple, ne joue pas son rôle ?
**J’ai été vice-recteur de cette mosquée. J’ai essayé de ramener les plus éloignés de l’islam vers la religion. Mais le représentant de notre ambassade nous interpellait pour nous demander si cette mosquée était en dessous ou au-dessus de l’ambassade. Le recteur ne cessait de lui dire qu’elle travaillait parallèlement à notre représentation. Cette mosquée doit être dotée de moyens pour qu’elle puisse agir efficacement. Je ne cessais de rappeler que l’imam qui arrive en France doit maîtriser parfaitement le Coran et la langue française, que celui qui débarque en Grande-Bretagne doit être un parfait anglophone…
- Comment expliquer cette montée du salafisme radical prôné, entre autres, par Hamadache, autoproclamé porte-parole des salafistes en Algérie ?
**Face à ce genre de discours, nous prêchons avec sagesse la bonne parole et le dialogue fructueux et positif. Nous respectons M. Hamadache en tant que personne. Il a ses convictions et il les défend. Mais c’est une exception et non pas une règle. Il pense que parce que l’Etat n’applique pas l’islam, il est en devoir de le faire appliquer. C’est un point de vue. Nous ne sommes pas à cent pour cent avec lui. Mais sa liberté s’arrête là où commence celle des autres. Nous ne pouvons pas dire que c’est un mécréant.
- Ces jeunes Algériens qui basculent vers le chiisme, n’est-ce pas la conséquence des conflits idéologiques que vit la société ?
**Expliquez-moi qu’est-ce qui pousse l’Algérien à laisser la sunna pour aller vers le chiisme ? Qu’y a-t-il de plus dans la chiâ qui n’existe pas dans la sunna ? Je ne pourrais pas parler de phénomène. C’est une tendance qui existe.
- Les Saoudiens pensent que l’Algérie a ouvert ses portes aux chiites, raison pour laquelle les relations entre les deux pays sont exacerbées ces dernières années. Est-ce le cas ?
Le problème qui existe entre l’Algérie et l’Arabie Saoudite est purement politique et non idéologique. Des milliers d’Algériens vont encore à La Mecque sans aucun problème. L’Algérie a refusé d’adhérer à l’alliance contre le terrorisme que l’Arabie Saoudite a créée, elle a également refusé de déclarer le Hizbollah comme organisation terroriste, comme le voulait le royaume. Les positions politiques de l’Algérie sur d’autres questions — comme les prix du pétrole et la situation au Yémen — s’opposent à celles de l’Arabie Saoudite.
Mais je dirais que le problème du chiisme en Algérie est dû à l’ignorance des sunnites, ou plutôt de la méconnaissance de la sunna. Le jour où ils comprendront la sunna, ils ne la quitteront plus. Les sunnites reconnaissent le Prophète et les membres de sa famille. Les chiites critiquent Aïcha, alors que pour les sunnites, la prophétie concerne aussi bien le Prophète que sa famille. Les sunnites reconnaissent aussi bien Aboubakr Essedik, Omar El Khettab que Athmane Ibn Affane et Ali Ibn Abi Taleb. Les chiites ne reconnaissent que ce dernier. Vous remarquez que les sunnites sont plus tolérants.
En fait, le problème est en nous. Nous n’avons pas appris à nos enfants ce qu’est l’islam afin de les immuniser contre l’agression idéologique. Il y a une tendance de chiâ qui attire certains jeunes comme le mariage de jouissance, qui est contraire à l’islam. Certaines figures de la chiâ ont abandonné cette pratique, mais les jeunes continuent à l’exercer. Ils attirent les jeunes parce qu’ils disent qu’ils sont contre la dictature, etc., mais si on prend en charge les jeunes, nous allons leur donner suffisamment de raisons pour qu’ils restent sunnites. J’ai même demandé aux chiites pourquoi vous acharnez-vous à récupérer les sunnites au lieu des bouddhistes, des communistes et des athées. Il y a plus de gens à ramener vers l’islam.
- L’ancien ministre des Affaires religieuses, issu des zaouïas, a été remplacé par un jeune universitaire qui prône l’ouverture. Quelle relation avez-vous avec lui ?
L’actuel ministre, Mohamed Aïssa, est membre du conseil national de l’Association des oulémas. Il était mon adjoint lorsque je dirigeais l’Institut des Oussoul Eddine à Kharrouba, mais aussi mon élève. Je l’ai encouragé à assumer des responsabilités. Cela ne veut pas dire que nous sommes sur la même longueur d’onde. Nous avons des problèmes avec lui.
C’est indigne de l’Algérie que l’Association des oulémas ait un tel siège. Nous avons pu, après maintes démarches, obtenir un terrain à Baraki, mais à condition d’obtenir l’avis du Premier ministre, lequel était d’accord. Nous avons été reçus par Mohamed Aïssa, qui nous a dit : «Je vais le construire après, je vais voir ce que je peux vous donner, parce que l’Etat ne donne qu’à l’Etat.» Pourtant, c’est notre terrain. Nous avions préparé l’étude qui comprend un ensemble d’infrastructures, même un institut et une piscine pour les femmes.
Il nous a dit : «Je vais prendre ce plan et après je vous appelle.» Plus de six mois après, aucune réponse ne nous a été donnée. Nous lui avons demandé de nous aider avec un budget. Il a donné son accord en nous promettant une réponse, mais des mois après, rien. Nous avons une école, à Tolga, qui appartient à l’association, mais comme elle a été mise sous wakf durant la Révolution, elle a été récupérée par les Affaires religieuses. Ghlamallah nous avait promis de nous la restituer, mais à ce jour, rien n’a été fait. Notre demande d’audience, qui a été adressée il y a des semaines, n’a pas eu d’écho.
- Etes-vous pour un mufti de la République, comme le réclament certains exégètes ?
**Nous sommes plutôt pour un conseil de la fatwa représentatif de l’Etat algérien. Celui qui existe est formel. Juste un nom, pas plus. Le conseil que nous réclamons doit être composé de spécialistes du fikh, de la sunna mais aussi de sociologues et, pourquoi pas, de femmes.
- Votre association est présente dans les 48 wilayas. Peut-on connaître le nombre de vos adhérents ?
**Nous ne pouvons pas l’avoir. Nous avons des étudiants, des universitaires. Le bureau national est composé de 25 membres et le conseil national de 300 membres. Mais pour connaître le nombre d’adhérents, il faudrait avoir le fichier de chacune des communes. Même marginalisée, l’Association existe sur le terrain. Nous avons eu des résultats de M. Ghlamallah, l’ex-ministre des Affaires religieuses, qui avait instruit les 48 directions des affaires religieuses à ouvrir les mosquées, au niveau de chaque wilaya, aux oulémas de l’Association.
Nous avions eu quelques problèmes sur le terrain, notamment à propos du choix des oulémas par l’association, pour prêcher dans les mosquées. Nous avions bien expliqué à l’autorité que le choix relevait des prérogatives de l’Association. Notre discours est basé sur la tolérance et l’ouverture. Nous ne nous sommes jamais tus, même pendant les années 1990. Nous sillonnons tout le pays.
- N’avez-vous jamais été confronté aux partisans du courant extrémiste ?
**Si. Je vous cite le cas d’un savant, titulaire d’un doctorat, désigné pour prêcher dans une mosquée. Lorsqu’il a demandé aux fidèles de poser des questions, l’un d’eux s’est levé pour lui dire : «Ce que vous nous dites, nous le connaissons tous. Apportez-nous du nouveau.» Je peux vous citer de nombreux exemples auxquels sont confrontés nos militants.**Salima Tlemçani / el watan/ lundi 18 avril 2016
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