L’Humanité s’est toujours tenu aux côtés du peuple algérien
18092012**Rosa Moussaoui. journaliste et auteure
«L’Humanité s’est toujours tenu aux côtés du peuple algérien»
Rosa Moussaoui et Alain Ruscio reviennent dans un livre, L’Humanité censuré, 1954-1962, un quotidien dans la guerre d’Algérie (Cherche-Midi), sur une page noire de la liberté de la presse. Procès, censure, saisies, expulsion d’Algérie des journalistes, le quotidien communiste était témoin et acteur durant cette période.
- Comment la presse française avait-elle couvert à l’époque «les événements d’Algérie» ?
La couverture de ce que l’on appelait alors en France les «événements» d’Algérie traduit la fracture qui séparait le camp anticolonialiste des défenseurs du dogme de l’Algérie française. L’Humanité s’inscrivait dans le camp, très minoritaire, des partisans d’une solution politique négociée avec le FLN. Comme France Observateur, L’Express, Témoignage chrétien et d’autres titres qui eurent à subir les foudres de la censure. Très tôt, le quotidien communiste a dénoncé les exactions et les crimes de guerre que les autorités voulaient dissimuler derrière le terme de «pacification». Dès novembre 1954, sous la plume de son reporter, Marie Perrot, le journal a dénoncé l’usage du napalm, les «ratissages», la torture. Les envoyés spéciaux, qui prirent le relais, comme Robert Lambotte, étaient régulièrement expulsés du sol algérien. Madeleine Riffaud s’y rendit à plusieurs reprises clandestinement, en se faisant passer pour la secrétaire d’avocats défendant des patriotes algériens. Avec toutes ses contradictions, L’Humanité s’est quand même tenu, tout au long de la guerre, du côté du peuple algérien, ce qui vaut aujourd’hui encore à ce journal d’être stigmatisé par l’extrême-droite et les dinosaures «nostalgériques» comme l’incarnation de la «trahison» et de «l’anti-France»
- Il y a une grande différence entre la position du Parti communiste et l’engagement de L’Humanité… Comment expliquer la ligne éditoriale du quotidien ?
A l’époque, ce quotidien était l’organe central du PCF. Ses cadres étaient des dirigeants communistes, la ligne éditoriale reflétait la ligne politique du Parti. On ne peut donc pas vraiment parler de différence. D’ailleurs, parmi les articles censurés figurent des communiqués du bureau politique du PCF. Sur la question coloniale, le journal a épousé toutes les contradictions du Parti communiste français. Ce fut le cas en mai 1945, où le journal s’est fait le reflet de tragiques erreurs d’appréciation, alors que la véritable rupture qui devait mener à la guerre s’est jouée à ce moment-là. Idem sur le vote des pouvoirs spéciaux, où le journal justifie la ligne du PCF, sans faire écho aux houleux débats que ce vote suscita, chez les militants, dans le groupe parlementaire, et jusque dans la rédaction de L’Humanité. Ceci dit, le PCF comme son journal ont assumé de façon courageuse un positionnement totalement marginal dans une société française acquise à l’idéologie coloniale. La menace d’interdiction a plané sur le PCF tout au long de la guerre, au nom de la prétendue «atteinte à la sûreté de l’Etat». Celui qui se plaçait du côté des indépendantistes était alors vu comme le complice de «terroristes». Ces dernières années, en Algérie, on a redécouvert le rôle du PCA comme acteur de la lutte de Libération nationale. Il faut, je crois, se replonger dans cette histoire et redécouvrir, aussi, le rôle des communistes français dans la lutte anticoloniale, sans tomber dans l’hagiographie, ni dans la réécriture de l’histoire. La publication de ces articles censurés permet de mesurer, c’est inédit l’abîme entre ce que les communistes voulaient dire, et ce qu’ils pouvaient dire dans un contexte où l’Etat français a usé de la censure et de la répression pour tenter d’éteindre toute solidarité avec la lutte du peuple algérien
- Racontez-nous ces «fameux blancs» dans les pages de L’Humanité, qui a été saisi à 27 reprises et fait l’objet de 150 poursuites ?
Les reportages censurés sur «le vrai visage de la pacification» témoignent de l’invraisemblable violence déployée contre le peuple algérien. Je pense aussi au témoignage d’un jeune soldat, d’abord publié par les Cahiers du Témoignage chrétien, qui raconte la barbarie des méthodes employées par l’armée française. Censurées, aussi, les enquêtes de Madeleine Riffaud sur «les caves qui chantent», ou les «calots bleus», les harkis recrutés par la préfecture de police de Paris, qui soumettaient des travailleurs algériens à des sévices insupportables. Les éditoriaux, de leur côté, étaient frappés de censure dès lors qu’apparaissaient les termes d’«indépendance», de «fait national», de «négociation». Les communiqués du FLN ou du Parti communiste algérien, ou encore les articles dénonçant la complaisance, voire la complicité du pouvoir gaulliste avec les ultras, étaient eux aussi systématiquement tailladés par les censeurs.
- Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la presse française ? Un tel engagement est-il encore possible ?
C’est difficile à dire. La presse française, depuis cette époque, s’est beaucoup aseptisée. Assumer des opinions franches est presque vu comme une tare, dans un monde où le leurre de l’objectivité journalistique est sans cesse brandi pour discréditer les voix dissonantes. L’Humanité s’est trouvé bien seul, en 2011, lorsqu’il a dénoncé l’intervention de la force française Licorne en Côte d’Ivoire, ou la guerre de l’OTAN en Libye, qui ne cesse de déployer ses conséquences désastreuses dans toute la bande sahélo-saharienne. *El Watan-11.09.2012.
Ils ont soutenu corps et âme la révolution anticoloniale :
Ces Justes qui ont tout donné pour la cause nationale
Combien sont-ils ? Une dizaine ? Une centaine ou un millier ? L’on ne saura jamais leur nombre exact. Mais ce qui est sûr et même certain, c’est qu’ils sont Français, mais des Français pas comme les autres. Eux, ce sont ces hommes et femmes qui ont opté pour un autre chemin que celui des colons et des pieds-noirs. Ces hommes et femmes ont défendu la justesse de la cause algérienne depuis ses premiers instants. Ils (elles) se sont investis corps et âme à soutenir la guerre de Libération nationale. L’histoire témoigne encore de leur bravoure et de leur détermination à soutenir « la cause noble». Les Algériens ne les ont jamais oubliés. Il suffit juste de faire un petit tour dans nos villes pour se rendre compte que leurs noms sont gravés à jamais dans la mémoire collective nationale. Ils sont immortalisés.
QUI SE SOUVIENT DE MAURICE LABAN ?
Ardent défenseur des causes justes, l’enfant de Biskra a pris part à la guerre d’Espagne. Algérien à part entière, il n’hésite pas participer également à la guerre de Libération. Jean-Luc Einaudi, dans son livre Un Algérien, Maurice Laban, a bien illustré un parcours d’un « militant exceptionnel ». L’auteur fait, dans cet essai sorti chez le Cherche midi éditeur (à Paris), la lumière sur les combats ininterrompus d’un enfant de Biskra. « Des combats pour la justice et au bénéfice des opprimés ». Né en 1914 à Biskra, dans le Sud algérien, Maurice Laban n’a jamais cessé d’apporter de l’aide à autrui jusqu’à cette date fatidique du 5 juin 1956, où il meurt au champ d’honneur dans les maquis de la région de Chlef. Avec son bac en poche, Maurice Laban part s’inscrire à l’Ecole d’ingénieurs de Marseille. Il montre des dispositions particulières pour les sciences, mais, au bout de quatre mois passés au sud de la France, il revient en Algérie. « Les études n’étaient pas aussi sérieuses que je le voulais », confie-t-il. En 1936, Maurice Laban participe à la fondation du Parti communiste algérien et ne tarde pas à s’engager dans les Brigades internationales en Espagne. Durant cette guerre contre la dictature, il est blessé gravement à deux reprises au combat. A son retour en Algérie, il se joint à la lutte clandestine contre le régime de Vichy dès 1940. Il est alors condamné aux travaux forcés à perpétuité par la section spéciale du tribunal militaire d’Alger. Lorsqu’il est conduit au commissariat avec Odette (qui deviendra par la suite sa femme) à la préfecture d’Alger, on lui demande sa nationalité, il répond spontanément: « algérienne ». Maurice Laban ne se gêne pas pour affirmer la nécessité de l’indépendance de l’Algérie. Il est ensuite libéré le 15 mars 1943, quatre mois après le débarquement américain en Algérie. De retour à Biskra, il reprend son projet d’exploitation du Chott Merouane et participe au renforcement de l’implantation du Parti communiste algérien dans l’Est du pays. En août 1946, il y a un heureux événement pour le couple Maurice et Odette : un garçon naît. Lors de la session du comité central du Parti communiste algérien (les 20 et 21 septembre 1947), Maurice Laban aborde le problème du blé et plaide pour que la culture en soit étendue. Il demande à ce que l’on aide les petites et moyennes propriétés. Aux élections municipales d’octobre 1947 à Biskra, il est réélu au conseil municipal. En décembre 1952, Maurice Laban aide activement les planteurs de tabac de Oued Souf à se constituer en coopérative. Mais le 22 juillet 1953, il est sanctionné d’un blâme par la direction du PCA. « Au fond, ce que vous me reprochez, c’est de ne pas être un militant passif, d’être un des très rares camarades à ne pas avoir peur de dire ce qu’il pense, de ne pas vous approuver quand ce que vous dites lui paraît faux, en un mot, de ne pas vous aduler et de ne pas faire le cireur de bottes », écrit-il à l’adresse de ses détracteurs. Connaissant Mustapha Ben Boulaïd, Maurice Laban fabrique de la poudre pour les moudjahidine dès l’éclatement de la guerre de Libération. Au début de l’année 1955, le PCA confirme sa condamnation du mouvement insurrectionnel. Maurice Laban est déçu. Ce n’est que le 20 juin 1955 que le comité central du PCA se réunit secrètement à Bab El Oued et décide l’engagement des communistes dans la lutte armée. Maurice Laban ne tarde pas à monter au maquis. Le 6 juin 1956, L’Echo d’Alger titre : « L’aspirant félon Maillot et Laban sont abattus près d’Orléansville (actuellement Chlef). Les deux traîtres accompagnaient les assassins de quatre Français musulmans ». Aujourd’hui, peu d’Algériens connaissent ce grand homme qu’est Maurice Laban.
Jean-Marie Boëglin, UN AUTRE AMI DES ALGERIENS
Les valeurs de la résistance contre les nazis étaient le moteur principal de son opposition à la guerre
d’Algérie, et en ce sens, il souhaitait souligner la dette qu’il avait envers son père, qui était suisse-allemand et avait travaillé comme garde-barrière. Lui, c’est Jean-Marie Boëglin. Son père avait de fortes convictions communistes et, durant l’Occupation, était un membre dirigeant du FTP à Châlons-sur-Marne. Expliquant son choix à son fils, il insista sur le fait qu’il n’était pas animé d’un sentiment antiallemand, mais qu’il prenait partie dans le combat international contre le nazisme, et cette distinction marqua profondément Boëglin. Après la chute de la France en 1940, Jean-Marie Boëglin fut envoyé dans la zone non occupée, ne retournant à Châlons-sur-Marne qu’en 1942, quand les nazis étendirent l’Occupation au reste de la France : « Il est toujours difficile d’expliquer le sens d’un engagement quand c’est l’évidence. C’était aussi évident pour moi pendant l’Occupation, c’est-à-dire que ça n’a posé aucun problème, qu’au moment de l’engagement contre la Guerre d’Algérie, je crois que ça s’est passé de la même manière… une sorte d’évidence. C’est-à-dire que de toute cette période de l’Occupation, pour moi, il en ressort deux grands mots : liberté, parce qu’on était occupé, parce qu’il y avait une force d’oppression et de résistance. Et il y a peut-être mon côté d’être toujours contre, je suis un peu anarchiste. J’ai toujours été contre de nombreuses choses, contre la société, contre les injustices. » La Seconde Guerre mondiale fit de Boëglin un pacifiste et un antimilitariste. Il espérait beaucoup de la libération et pensait que la France allait être transformée de manière fondamentale. Quand on demanda au FTP de rendre les armes, Boëglin se sentit trompé : il était convaincu qu’il s’agissait d’un geste calculé destiné à étouffer la révolution populaire. Il s’en souvenait comme d’une expérience difficile qui représentait la fin de ses illusions. De même, il fut profondément choqué de découvrir les camps de concentration. Plus tard, il découvrit les atrocités perpétrées par l’armée française en Algérie, et le parallèle avec les camps de concentration pris corps immédiat dans son esprit. C’est à travers la guerre d’Indochine que Boëglin prit conscience du problème algérien. Avant 1954, il n’avait pas réellement suivi l’évolution des événements en Algérie : deux incidents en particulier le rendirent plus attentif. Le premier fut le mouvement des réservistes qu’il couvrait comme journaliste pour l’Union de Reims. A Rouen, en septembre 1955, il fut témoin de la révolte des réservistes ; puis à Grenoble, durant le printemps 1956, il vit des milliers de personnes essayer d’arrêter un train qui partait pour l’Algérie. Malgré l’ampleur des manifestations, se souvenait Boëglin, il n’en a jamais été fait mention dans la presse. Ses articles étaient régulièrement censurés ou réduits au dixième de leur longueur initiale. C’est à partir de ce moment-là que Boëglin se plaça passionnément et intellectuellement contre la Guerre d’Algérie. Le second événement qui le fit réellement prendre conscience de la situation fut l’enlèvement de Ben Bella en 1956. Parmi les personnes capturées avec Ben Bella se trouvait Mostefa Lacheraf que Boëglin avait rencontré plusieurs fois dans les bureaux de la rédaction des Temps Modernes à Paris. Il savait que Lacheraf était d’un naturel doux, et non le dangereux terroriste dont parlaient les rapports officiels. Boëglin savait que ces rapports étaient falsifiés et refusait d’être manipulé. Il devint, à partir de ce moment, très attentif à ce qui se disait sur l’Algérie dans les médias. Après la guerre, Boëglin tourna le dos à l’Europe, alla vivre en Algérie et y resta jusqu’en 1981. Il croyait à la théorie selon laquelle la révolution allait se répandre de là à tout le continent africain.
Christian Buono, l’ENGAGEMENT POST-INDEPENDANCE
Né en 1923, autre Algérien, Christian Buono a passé toute sa vie au pays jusqu’à son départ en France en 1966. Il y a vécu et a été directeur d’école à Makouda (Tizi-Ouzou) ainsi qu’à la cité La Montagne, à Alger. C’était un homme discret, un militant de l’indépendance de l’Algérie dont il avait décidé d’en revendiquer la nationalité. Il était binational. Reconnu comme ancien moudjahid, il reversait sa pension à une Association de femmes algériennes. Il est l’auteur de deux ouvrages : L’olivier de Makouda et Témoignage d’une babouche noire qu’Henri Alleg avait préfacé. Dans L’Olivier de Makouda, Buono, qui fut instituteur en Kabylie, retrace son parcours singulier en Algérie. Il raconte les bons souvenirs, mais aussi les moments les plus rudes. Entre la période de la guerre de Libération nationale et les premières années de l’indépendance, il raconte son histoire avec cette terre si vaste et si généreuse qu’est l’Algérie. Christian Buono, militant de base, anonyme parmi les anonymes, petit maillon de cette grande chaîne de la lutte pour la liberté, militant du PCA dès le déclenchement du conflit pour l’indépendance, lui, l’Européen, choisit avec sa famille le camp algérien et deviendra citoyen algérien. Son itinéraire est exceptionnel. Il dévoile pour la première fois le parcours d’un homme assumant son choix. Enseignant, il fut en ville et dans les campagnes un témoin privilégié de la vie du peuple algérien et des Français de condition modeste. Marié en 1947 à la sœur de Maurice Audin, il suivit la voie tracée par ce jeune universitaire, mort chahid dans les chambres de torture de l’occupant, en 1957. Christian fut arrêté pour avoir hébergé de hauts responsables du PCA, il passa deux ans en prison (1957-1959) et deux ans dans la clandestinité, jusqu’à sa libération à l’indépendance. Il participa au travail d’édification de l’Algérie nouvelle (1962-1966). Grâce à son premier livre Témoignage d’une babouche noire, paru en 1988 et qui fut vendu en librairie à Alger, Christian Buono reçut avec une émotion non dissimulée des lettres de ses anciens élèves, et même leurs visites, heureux de constater que – après plus de trente ans – eux non plus n’avaient rien oublié. « Pauvre Algérie, que de tourments tu vas subir encore pour ta liberté !… Et nous ? Ce sera dur, mais notre place est du côté des opprimés », écrit l’auteur. L’Olivier de Makouda contient aussi des photos et des documents qui nous invitent à un voyage dans le temps. Le Centre culturel algérien de Paris lui avait rendu un hommage en présentant son livre quelques mois avant sa mort. Cela lui avait fait énormément plaisir et lui avait donné l’occasion de l’offrir, dédicacé, à ses amis français et algériens qui étaient présents.
PIERRE CHAULET : UNE VIE AU SERVICE du pays
Le professeur en médecine, Pierre Chaulet, est décédé le 5 octobre 2012 à l’âge de 82 ans à Montpellier (Sud de la France) des suites d’une longue maladie. Il a voué toute sa vie à l’Algérie, en luttant pour son indépendance et son émancipation du joug du colonialisme et en contribuant à son édification. Né en Algérie en 1930, Pierre Chaulet a été l’un des pionniers de la médecine algérienne et un de ceux qui ont contribué à son développement au service de la société. Pendant la guerre de Libération nationale, il a lutté au côté du Front de libération nationale (FLN) et a été chargé de plusieurs missions, lors desquelles il a côtoyé de grands dirigeants de la Révolution, tel Abane Ramdane. Pour l’historien Daho Djerbal, Pierre Chaulet et sa femme Claudine « ne sont pas rentrés dans le Front de libération nationale, seulement en tant que militants de base, mais ont également pris en charge, protégé et soigné les dirigeants du FLN et les moudjahidine ». Pierre Chaulet a été aussi l’un des fondateurs de l’agence Algérie Presse Service (APS) en 1961 à Tunis. Relatant les premiers pas de l’agence nationale d’information, il a qualifié cette période de
« critique », car il s’agissait de porter la voix de l’Algérie combattante à travers le monde en diffusant l’information de la manière la plus large possible. L’agence apportait à travers les informations qu’elle diffusait un
« soutien psychologique » aux populations dans les villes et douars d’Algérie, a-t-il indiqué lors de la célébration du cinquantenaire de sa création. Pierre Chaulet a également fait partie de l’équipe rédactionnelle du journal El Moudjahid, doyen de la presse écrite nationale.
Eminent spécialiste en pneumologie, Pierre Chaulet a formé après l’indépendance des générations de médecins algériens et a mené un combat sans répit contre la tuberculose. Son dévouement et sa compétence lui ont valu d’occuper de hautes fonctions au sein du ministère de la Santé. Son expertise reconnue lui a également valu d’être sollicité par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en qualité de consultant.
Pierre Chaulet a été, en outre, vice-président de l’Observatoire national des droits de l’Homme et membre du Conseil national économique et social (Cnes). Rédha Malek, porte-parole de la délégation du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) lors des négociations d’Evian et ancien chef du gouvernement, a écrit que le couple Chaulet est considéré comme un symbole de la guerre de Libération. Il est également, a-t-il souligné, « un témoignage vivant de la grandeur de la Révolution algérienne, qui a pu, grâce à sa légitimité, attirer des partisans d’origine française ».
RECONNAISSANCE
Leur reconnaissant leur engagement envers la Guerre d’Algérie, une stèle à leur mémoire a été édifiée à Alger et inaugurée par le président de la République,
Abdelaziz Bouteflika, en juillet 2000. Un geste politique et symbolique fort. Située entre la place des Martyrs et l’entrée de la commune de Bab El Oued, cette stèle se voulait une réhabilitation des porteurs de valises méconnus de certains et ainsi oubliés. Un hommage porté à ces hommes et femmes épris de paix et de liberté, qui ont témoigné avec sacrifice et courage pour la dignité du peuple français et l’honneur de la France, durant la guerre de Libération nationale, et qui ont soutenu, sans relâche et dans la fidélité à leurs principes, le combat du peuple algérien pour son émancipation.
« Cette stèle réhabilite la mémoire de ces oubliés de l’histoire, véritables héros et acteurs primordiaux de la Révolution algérienne. Elle leur rend justice et fait écho à la plaque dévoilée par Bertrand Delanoë en octobre 2001 à Paris, sur le pont Saint-Michel, rendant hommage aux manifestants algériens morts le 17 octobre 1961. L’Algérie se devait de rendre hommage aux justes, Algériens d’origine européenne, Français et autres, qui se sont battus pour elle. Ils n’étaient pas nombreux, mais ont fait preuve d’un immense courage. Pour moi, ils représentent l’honneur de la France. Ils ont permis que dans cette guerre abominable, l’éclat de la France en tant que terre des libertés, mère des révolutions et des valeurs du siècle des lumières ne soit pas totalement terni. Et ils sont des exemples pour notre époque qui manque cruellement de héros », a estimé à propos René Fagnoni dans un entretien à Afrik. Secrétaire général du comité du groupe
Socpresse-Le Figaro et ancien appelé, il a ajouté : « Cette même stèle fait référence à tous les Français anonymes engagés au côté des Algériens. Et en particulier à Maurice Laban, à qui l’historien Jean-Luc Einaudi a consacré un ouvrage. » René Fagnoni se souvient de tout. « Jeune appelé, j’ai été envoyé, pour briser mes velléités anticolonialistes, en Algérie de mars 1957 à mai 1959. J’ai été incorporé dès le premier jour dans le 7e régiment de tirailleurs algériens, stationné dans les Aurès et composé à 80% de musulmans. C’est dans cette région, près de Batna, que j’ai appris à aimer l’Algérie et ses habitants, avec lesquels j’ai noué des liens très forts. J’ai vu ce qui se passait sur le terrain, mais par bonheur, je n’ai jamais eu à participer à un engagement avec les combattants algériens », a-t-il raconté.
« C’est pourquoi aujourd’hui, j’ai autant de respect pour ces jeunes hommes et femmes français qui ont eu le courage de mettre en action cette phrase de Jean-Jacques Rousseau : ‘‘Quand l’Etat perd la raison, l’insurrection est le plus sacré des devoirs’’ », a-t-il encore dit.*reporters.dz
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Henriette, Suzy, Adeline, Marc, Mateo : Ces héros discrets des réseaux belges
Ce colloque aura été l’occasion pour le public de découvrir les doux visages d’Henriette, Suzy, Adeline, Marc, Matéo, sans oublier Luc Somerhausen qui nous a quittés le 23 avril 2008, et qui était dignement représenté par son épouse, Anne.
Des militants discrets qui ont risqué leur peau pour la cause algérienne sans n’avoir aucun lien avec l’Algérie. Tous ont été, à un moment de leur vie, happés par cette urgence de dire basta ! à la hogra coloniale. Ils ont été la conscience de l’humanité en éveil.
Au moment de vous adresser ce message, c’est à des militants algériens que je pense, aux condamnés à mort de Douai sauvés de la guillotine, qui montraient l’exemple lors des grèves de la faim planifiées par la Fédération et orchestrées par le Collectif lors de réunions à Bruxelles ou à Lustin, à Me Popie, assassiné à Alger, Me Ould Aoudia à Paris, le professeur Laperches à Liège, mon ami Akli Aissiou, militant à l’Ugema, tué à Bruxelles par les services spéciaux français sur ordre du gouvernement du général de Gaulle.» Quand Henriette égrène ces noms, sa voix est étranglée par l’émotion. Même les murs de la Bibliothèque nationale en ont la chair de poule. Frissons. Silence à couper au couteau.
Il s’agit là d’un passage d’une lettre adressée par l’immense Serge Moureaux, responsable du Collectif des avocats belges du FLN à ses frères algériens, et lue par son épouse (voir la lettre dans sa version intégrale). Malade, Serge a été «méchamment empêché d’être ici, en contact direct avec vous», regrette Henriette Moureaux. Cela ne l’empêche pas d’exprimer sa joie d’être parmi les siens dans un pays «maître de son destin», cette Algérie qui, «pendant cinq ans, était au centre de notre vie de jeune couple». «C’est notre trésor de guerre», glisse-t-elle en parlant de cette histoire.
Récits cloisonnés
Le couple Moureaux est évidemment bien connu des Omar Boudaoud, Ali Haroun et autres cadres de la Fédération de France. Il est même arrivé que le Comité fédéral élise domicile chez eux pour une réunion cruciale un jour de l’été 1960 (le 26 août exactement). Ce n’est pas le cas de la majorité des membres des réseaux belges, cloisonnement oblige. Le grand public les connaît encore moins, en Belgique et même en Algérie où la majorité de nos compatriotes ignorent totalement cet épisode.
D’où le mérite de ce colloque, «Le Front du Nord. Des Belges et la guerre d’Algérie (1954-1962)», que l’on doit à l’ambassade de Belgique à Alger, et qui s’est tenu dimanche dernier à la Bibliothèque nationale. Cela a été l’occasion pour le public de découvrir les doux visages d’Henriette, Suzy, Adeline, Marc, Matéo, sans oublier Luc Somerhausen qui nous a quittés le 23 avril 2008, et qui était dignement représenté par son épouse, Anne.
Des militants discrets qui ont risqué leur peau pour la cause algérienne sans avoir aucun lien avec l’Algérie. D’où l’interrogation toute légitime de l’historien Paul-Emmanuel Babin : «Pourquoi des ressortissants belges vont-ils s’impliquer dans un conflit franco-algérien ?» Toute la séance de ce dimanche après-midi a consisté précisément à tenter de répondre à cette question en donnant la parole aux témoins et aux acteurs de l’époque.
A travers leurs récits qui étaient longtemps «cloisonnés», on comprend assez rapidement qu’ils viennent d’horizons divers, avec des trajectoires variées, mais tous ont été, à un moment de leur vie, happés par cette urgence de dire basta ! à la hogra coloniale. Ils ont été la conscience de l’humanité en éveil, et, comme nous le dit si bien Hugues Le Paige, «l’honneur» du peuple belge et de la Belgique en ces temps insurrectionnels.
«J’ai même nettoyé des appartements»
Mateo Alaluf, alors jeune lycéen (il est né en 1944 à Izmir), affirme que, pour lui, «l’élément déclencheur a été l’assassinat d’Akli Aissiou». Il ajoute que «les attentats contre Laperches et Legrève, les ratonnades à Paris, la répression» ont été un catalyseur de la solidarité belge. Il cite aussi l’influence de ses professeurs progressistes. «Ceux qui étaient engagés étaient plus intéressants», dit-il.
Mateo a d’autant plus de mérite qu’il était très jeune pour une cause aussi lourde à porter. Il s’était beaucoup impliqué sur le front humanitaire avec, notamment, le Comité d’aide médicale et sanitaire à l’Algérie. Mateo fait partie de la seconde génération de sympathisants du FLN comparativement à celle qui a fondé le Comité pour la paix en Algérie. «La torture a joué un rôle majeur dans la prise de conscience de cette génération», note-t-il. Pour lui, «la question algérienne se confondait avec la lutte antiraciste et la question du Congo».
De son côté, Suzy Rosendor (née en 1933 à Anvers), témoignant de cette période, précise d’emblée qu’elle était un «électron libre». «J’ai accompli beaucoup de missions», se remémore-t-elle. Mme Rosendor avait des contacts directs avec les membres du Comité fédéral (Ladlani et Omar Boudaoud), avec Rabah Nehar (responsable de l’UGTA) ainsi que Abdelmadjid Titouche alias Marc Dujardin, chef du FLN en Belgique.
Elle a assuré le transport de nombre de militants et même de membres de la «Spéciale» «vers Paris, Lille, Amsterdam ou Cologne, mais aussi les liaisons au-delà des frontières en ayant plusieurs fois la charge des documents et archives du FLN», détaille sa note biographique.
Elle est également «chargée de trouver des logements à Bruxelles pour les militants en clandestinité et participera aussi à la filière médicale». Summum de l’humilité, Suzy Rosendor confie : «J’ai même été jusqu’à nettoyer des appartements à Francfort.» Des «planques» pour les activistes FLN. Pour sa part, Marc Rayet (né en 1940 à Uccle, Bruxelles) était engagé, lui, dans un «cercle des étudiants communistes» en compagnie de Maggy Van Loo qui était sa fiancée à l’époque.
Maggy et un autre camarade, Jacky Nagels, seront arrêtés le 12 octobre 1960 alors qu’ils acheminaient, vers la France, 100 exemplaires de Vérité Pour, le bulletin du Réseau Jeanson qui était imprimé à Bruxelles. N’ayant pas pu assister au colloque, Maggy a demandé à Marc de lire le témoignage qu’elle a produit pour cet important travail de mémoire. Un témoignage saisissant, là aussi (voir la lettre de Maggy Van Loo-Rayet).
La «Chambre des Algériens»
Adeline Liebman témoigne, en ce qui la concerne, qu’elle avait, au début, simplement accepté de servir de «boîte aux lettres» pour le compte du FLN. «A l’époque, on ne connaissait ni l’Algérie ni les Algériens», avoue-t-elle. Avec son mari, l’intellectuel Marcel Liebman, ils ont servi également de «prête-nom» pour le FLN afin de pouvoir acheter des voitures. «Mon mari a écrit des articles pour tenter d’aider la cause du FLN en Belgique», ajoute-t-elle.
Mme Liebman insiste sur le rôle qu’ils ont joué dans l’accueil et l’hébergement de déserteurs et autres objecteurs de conscience qui refusaient de porter l’uniforme français. Anne Somerhausen a tenu à préciser, quant à elle, qu’elle avait connu Luc, son mari, en 1984, donc bien après l’indépendance de notre pays. Elle a tenu à livrer, néanmoins, trois faits qui en disaient long sur l’attachement profond de Luc Somerhausen à l’Algérie, lui qui, rappelons-le, était le chef du Réseau Jeanson en Belgique sous le nom d’emprunt «Alex».
Mme Somerhausen a ainsi rapporté comment les retrouvailles tout à fait fortuites entre Luc et Francis Jeanson en 1988, lors d’un congrès de psychiatrie à Liège, l’avaient bouleversée. Autre image forte : un jour de juin 1992, «je rentre à la maison et je trouve Luc dans la pénombre, en train de pleurer : c’était Boudiaf qui venait d’être assassiné. Il aimait beaucoup Boudiaf» dit-elle.
Troisième image édifiante : Luc, devenu un célèbre magistrat, tenait à avoir constamment chez lui un canapé-lit. «Il me disait que c’était pour recevoir ses amis algériens. On avait toujours, à la maison, une chambre pour les amis algériens. Maintenant, c’est Paul Babin qui l’occupe, cette chambre des Algériens», sourit-elle.
Un tendre souvenir du 1er novembre 1962
Nous terminerons par cette anecdote joyeuse livrée par Henriette Moureaux qui, faut-il signaler, avait un bouquet de roses tout près d’elle. Alors qu’elle est invitée en Algérie avec son mari Serge pour la célébration du premier anniversaire du tout 1er Novembre de l’Algérie indépendante, soit en 1962, Serge retrouve l’un de ses anciens «clients», un militant FLN, ancien condamné à mort, qui était incarcéré à la prison de Douai, dans le nord de la France. Comme nombre d’autres détenus FLN, cet homme échappera de justesse à la guillotine, et l’action hardie du Collectif des avocats n’était évidemment pas étrangère à cette heureuse issue.
On imagine donc la chaleur des retrouvailles entre les deux hommes. Henriette remarque que l’épouse de l’ancien condamné à mort arborait un petit ventre arrondi. «Et moi-même j’étais enceinte», s’émeut-elle avant de lancer de sa voix pleine de douceur : «Nous étions toutes les deux sur le point de transmettre la vie. Quelle merveilleuse revanche !» s’exclame Henriette en songeant à cet extraordinaire retournement du sort.
Henriette Moureaux devient la marraine de cet enfant, et aujourd’hui, son filleul est un brillant avocat, tout comme son propre fils, les deux garçons étant nés à quelques semaines d’intervalle. «L’Algérie compte deux avocats de plus», s’extasie Henriette. «Et mon filleul est là, dans la salle, il m’a ramené des fleurs.» C’est tout le secret du bouquet de roses qu’elle tenait affectueusement dans ses mains…
**Mustapha Benfodil – el watan- mercredi 01 novembre 2017
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Hugues Le Paige. Auteur du film Le Front du Nord. Des Belges dans la guerre d’Algérie (1954-1962)
«Cette minorité du peuple belge a été l’honneur de la Belgique dans la lutte anticoloniale»
le 01.11.17 |
- Pouvez-vous nous parler un peu du making of de ce film, surtout du making of «intime» ? Comment est né dans votre esprit ce projet de documentaire sur Le Front du Nord ?
Je dirais qu’il y a probablement deux aspects. Il y a l’aspect public d’abord. J’ai été journaliste pendant plus de 30 ans à la RTBF (Radio-télévision belge francophone). J’ai été d’abord journaliste, ensuite je suis devenu réalisateur de documentaires. J’estimais déjà à l’époque qu’il était de plus en plus difficile de faire du journalisme à la télévision.
Les impératifs d’audience devenaient trop contraignants. J’ai donc décidé de passer au documentaire. Et un des premiers films que j’ai faits, c’est ce documentaire justement, Le Front du Nord. Des belges dans la guerre d’Algérie…, qui est doublé par un livre écrit avec Jean Doneux, aujourd’hui disparu. Jean a fait un travail formidable. C’est lui qui a fait le plus gros du travail, je dirais, en ce qui concerne le livre.
- Le livre a précédé le film ?
Ils sont sortis ensemble, c’était vraiment simultané. Il y a beaucoup plus de faits dans le livre, bien entendu. Il y a plus de témoignages, plus de détails… Dans un film, on est quand même limités dans ce qu’on peut dire. Il se trouve que je connaissais un certain nombre de ces personnages : Jean Van Lierde qui est militant pacifiste, Adeline et Marcel Liebman… Marcel Liebman est un intellectuel, professeur à l’université de Bruxelles, qui a mené un combat très rude dans sa communauté juive en faveur du peuple palestinien.
Il y avait encore trois ou quatre autres que j’avais rencontrés. Luc Somerhausen et Serge Moureaux, je les connaissais aussi. Serge comme avocat du Collectif, Luc comme un des principaux responsables du réseau. Un autre encore, Pierre Legrève qui a été mon professeur au lycée. Donc, il y avait toutes ces personnes que je connaissais de près ou de loin.
Mais je ne me rendais pas compte de ce qu’ils représentaient. Même ceux que je connaissais très bien ne m’avaient jamais parlé en détail de ce qu’ils avaient fait. Et quand j’ai creusé un peu, il m’a semblé que c’était un épisode de l’histoire qui méritait d’être raconté parce qu’il était totalement méconnu. Je crois que jusque-là, personne n’avait vraiment soulevé cette question. C’est une minorité du peuple belge, certes, mais qui a joué un rôle important, et qui a été un peu, je dirais, l’honneur de la Belgique dans la lutte anticoloniale à l’époque.
Il ne faut pas oublier que la Belgique était elle-même une puissance coloniale, et que le Congo s’est libéré heureusement sans passer par la guerre qu’ont dû mener les Algériens. Mais tout cela était quand même fondamentalement lié. Donc, l’idée c’était de faire connaître cet épisode qui était aussi mal connu en Belgique qu’en Algérie. Voilà. Ça m’a semblé être quelque chose qui devait être connu.
- Est-ce qu’il a été facile pour vous de faire parler les acteurs et de les faire revenir sur le «terrain des opérations» comme on le voit dans le film ?
Il y a eu un ou deux témoins qui n’ont pas voulu répondre parce que, probablement, ils avaient changé d’avis, d’opinion politique… Non, c’était un cas, oui, un cas.
- On a vu des scènes de reconstitution. Ils ont joué le jeu sans réticence ?
Oui, tout le monde a joué le jeu… Ces hommes et ces femmes sont de milieux divers. Il y a des intellectuels, il y a des syndicalistes, il y a des enseignants, des membres d’associations, des gens qui travaillent dans l’humanitaire… C’est un éventail très large, et c’est un éventail idéologique extrêmement large aussi : des communistes, des socialistes en rupture de ban avec leur parti, des militants trotskystes, des membres d’associations d’origine chrétienne, juive, laïque, franc-maçonne…
C’est un kaléidoscope assez étonnant de la société belge de l’époque. Chacun dans son groupe était minoritaire, mais tous se sont rassemblés pour aider le peuple algérien et le FLN en constituant des réseaux de soutien pour faire passer les frontières, accueillir des réunions chez eux, acheter des voitures qui transportaient des cadres du FLN à Cologne ou en Suisse, fournir du matériel de propagande, pour certains transporter des armes aussi.
Donc, ils ont joué de ce point de vue-là un rôle considérable, d’autant qu’à l’époque, surtout depuis 1960, les réseaux Jeanson et Curiel commençaient à avoir la vie difficile en France. La Belgique est devenue une base de repli pour le FLN. C’est donc un élément, politiquement, important. J’ajouterais, sur un plan un peu plus personnel, que j’avais eu comme je le disais tout à l’heure, comme professeur Pierre Legrève.
C’était mon professeur de morale et de philosophie au lycée. J’avais 16 ans. C’était en 1962. Pierre Legrève, qui était un des principaux animateurs de ces réseaux, exerçait sur nous une influence très nette. Il a contribué à la politisation d’une grande partie des générations de cette époque-là. Ça a été pour moi un élément crucial. Un de mes éveils à la politique, ça a été la guerre d’Algérie.
- Le professeur Legrève vous en parlait ouvertement ?
Oui, tout à fait. Et on l’interrogeait beaucoup plus. C’est cette génération des années 1960 qui va être celle de 1968, qui va se battre aussi pour le Vietnam, pour la décolonisation au Portugal, en faveur du peuple palestinien… C’est une génération extrêmement politisée, et qui se politisait à travers les luttes anticoloniales et anti-impérialistes.
- Pour vous, il y a un lien direct, une continuité, entre la guerre d’Algérie, Mai 1968, et le mouvement d’opinion contre la guerre du Vietnam ?
Ah, oui ! En tout cas, la plupart des dirigeants étudiants ou de jeunesse de groupements militants de gauche ou d’extrême-gauche étaient présents, déjà, dans le combat aux côtés du FLN. Et on les retrouve aux côtés des Vietnamiens, on les retrouve aux côtés des Palestiniens.
- Aujourd’hui, dans les médias belges, dans l’opinion, est-ce qu’on parle de ce sujet ? Est-ce qu’il est facile d’amener une chaîne de télévision à produire ce type de films ?
Non ! Je vous le dis très franchement : aujourd’hui, ce film ne trouverait pas preneur si j’ose dire. C’est extrêmement difficile. En 1992, quand j’ai fait le film, la RTBF était une télévision publique avec une identité forte. Je n’ai pas eu de mal à convaincre la direction des programmes de faire ce documentaire. Bon, il n’a pas eu une audience folle, mais il a quand même été assez marquant. D’ailleurs, il a été diffusé ensuite par Arte.
- Le film a été diffusé pour la première fois en 1992 ?
Je l’ai terminé en 1992. Je l’avais commencé un an et demi auparavant. En dehors de la connaissance de ces faits d’histoire, il est question aussi de la reconnaissance de ces hommes et de ces femmes qui sont restés très discrets. Il n’y a pas eu de réticence de leur part (pour témoigner face caméra) mais ils sont très discrets. Ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, ce qu’ils pensaient devoir faire en leur âme et conscience. Une fois que c’est terminé, ils sont rentrés chez eux. Ils ont mené d’autres luttes politiques, mais ils ne se sont pas mis en avant. Ils n’ont jamais voulu se gonfler. Ils n’ont pas monté d’associations d’anciens machins…, ils sont restés profondément modestes.
Quelqu’un disait : «Les résistants, ça sort de l’ombre à un moment, et ça rentre dans l’ombre.» Je pense que ça s’applique très bien à eux. Aujourd’hui, outre l’intérêt historique, il me semble que ça peut susciter la réflexion sur une problématique plus large qui est celle de l’engagement politique. On vit dans une époque marquée par la défiance des jeunes par rapport à la politique, et qui est pour moi absolument justifiée dans l’ensemble de nos pays.
On comprend pourquoi nos jeunes sont réticents, sinon dégoûtés de la politique. Je pense que revenir à la notion d’engagement et pourquoi on se bat à un moment contre le colonialisme, contre les injustices, contre les inégalités, ça reste d’une totale actualité. On vit dans un monde où les inégalités ont augmenté d’une manière effroyable au cours des 20 dernières années, où on est en recul permanent sur les acquis qui avaient été obtenus par des luttes aussi bien en Europe qu’en Afrique.
- Ces combats sont menés dans une forme de solitude, vous ne pensez pas ?
C’est vrai. De toute façon, les combats de ce type-là sont minoritaires. Et ce sont des minorités qui contribuent, sinon à l’éveil de la majorité, du moins d’une partie de plus en plus importante de la société. Et c’est remarquable de voir que ces hommes et ces femmes étaient presque tous en rupture avec leur propre milieu : les chrétiens avec l’église, la minorité juive avec la majorité de la communauté juive, les communistes qui étaient en rupture de ban dans la mesure où c’est contre l’avis du parti qu’ils se sont engagés.
Donc, c’est un peu – même si le mot a été galvaudé – ce sont presque des dissidents, je dirais. Des dissidents qui, en très large partie, ont sauvé l’honneur, parfois de leur pays, parfois des groupes qu’ils étaient censés représenter, ou avec lesquels ils étaient en désaccord. Ça reste pour moi, de ce point de vue-là, quelque chose qui a encore une validité contemporaine absolue.
*Mustapha Benfodil – el watan- mercredi 01 novembre 2017
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Paul-Emmanuel Babin. Historien
«La reconnaissance juridique de l’Algérie s’est faite grâce à la Belgique»
- Que représentaient les réseaux belges, cette base arrière en Belgique, pour le FLN ?
Je suis convaincu que la Belgique, c’est davantage qu’une base arrière. Une base arrière, c’est plutôt l’Italie, l’Espagne ou la République fédérale d’Allemagne, tandis qu’en Suisse, il y avait un front éditorial et financier qui s’était développé là-bas. En Belgique, vous avez quelque chose de tout à fait inédit dans la Guerre d’Algérie.
Il s’agit d’un front judiciaire qui s’est organisé à partir du Collectif des avocats belges du FLN, principalement dirigé par Me Serge Moureaux et trois autres avocats, qui sont Cécile Draps, Marc de Kock et André Merchie. Ce front judiciaire a véritablement permis la naissance juridique de la nation algérienne avec des réflexions sur le statut des Algériens, le statut des réfugiés, sur ce qu’est une nation, ce qui relève du droit public finalement…
- On peut dire que ces réflexions ont jeté les bases juridiques de la reconnaissance de la nation algérienne ?
Oui. La reconnaissance juridique de l’Algérie s’est faite grâce à la Belgique. Vous avez, en plus de cela, à travers, cette fois, les réseaux, un laboratoire d’idées à Bruxelles où on évoque finalement ce que pourrait être le devenir de l’Algérie. Il est question, à l’époque, d’un Etat socialiste, un Etat multiethnique. La Fédération de France éditera même des documents fort intéressants, notamment sur l’avenir des juifs en Algérie («Les Juifs d’Algérie dans le combat pour l’indépendance nationale», ndlr).
Cela constituera aussi une préoccupation pour les réseaux belges. Vous avez donc toute cette réflexion qui est conduite à partir de Bruxelles et également à Liège. Donc la mobilisation belge s’est faite à la fois à travers le Collectif (des avocats du FLN, ndlr) mais aussi le Comité pour la paix en Algérie dirigé par Pierre Legrève et Jean Godin.
Et vous avez enfin ce que j’appelle le «Réseau de résistance belge». Parce que je pense que nous pouvons évoquer l’idée d’une résistance belge, ne serait-ce que par son fonctionnement, sur le principe du cloisonnement. Nous avions exactement les mêmes mécanismes que nous avions pendant la Seconde Guerre mondiale. Une partie des membres du réseau, les personnes les plus âgées surtout, étaient membres justement de la Résistance.
- Y a-t-il, d’après vous, une filiation directe entre la résistance antinazie et l’engagement anticolonial ?
Il y a, en effet, une continuité pour une partie de ces personnes qui voit d’abord le combat aux côtés de l’Algérie comme, finalement, un combat contre la torture et pour la liberté. C’est vraiment l’élément moteur et fédérateur, puisque vous avez vraiment – et c’est une particularité en Belgique – des personnes avec des opinions, des philosophies, tout à fait différentes, des convictions religieuses différentes. Et tous se sont unis dans ce combat qui est tout à fait singulier. Il s’agit quand même d’un conflit franco-algérien et les Belges vont s’y impliquer parfois au péril de leur vie, comme ça sera le cas de Georges Laperches à Liège.
- Pierre Legrève a, lui, miraculeusement échappé à un attentat…
Pierre Legrève a reçu un colis piégé. C’était un livre qui avait été publié par La Cité-Editeur, donc Nils Andersson, en Suisse. Il s’agit de La Pacification de Hafid Keramane. Le livre était choisi pour tromper le réseau qui recevait régulièrement de la littérature de ce genre. Malheureusement, le professeur Laperches en a été victime.
Et, semble-t-il, il y aura un troisième colis, qui, lui, ne parviendra jamais à destination. Il était vraisemblablement dirigé contre une des personnalités les plus importantes du Comité qui était Jean Van Lierde, le pacifiste fort bien connu en Belgique qui a notamment contribué à l’objection de conscience là-bas.
- Et quelle a été la réaction du pouvoir politique belge de l’époque et de l’opinion publique de manière générale ? Comment regardaient-ils ces nouveaux résistants qui s’engageaient en faveur de l’Algérie ?
C’est, justement, toute la subtilité de l’intitulé du colloque qui précise : «Des Belges et la guerre d’Algérie» et non pas «la Belgique»… L’opinion belge a été, tout d’abord, longtemps anesthésiée par rapport à ce problème, désinformée aussi. Le Comité devra remonter le courant de l’opinion par rapport à cela. Paul-Henri Spaak, le célèbre ministre des Affaires étrangères belge, justifiait à l’ONU la position de la France comme étant juridiquement inattaquable, puisque c’était «une affaire intérieure à la France», disait-il.
Donc il y avait une forme de distance qui, parfois, se transformait en collaboration avec la France, notamment avec le ministre de la justice Laurent Merchiers qui, lui, passera même des accords bilatéraux secrets illicites avec la France pour la remise, à la frontière, d’Algériens. Un ouvrage a d’ailleurs été réalisé par le Collectif des avocats, où on dénonça justement l’extradition d’Algériens qui signifiait ni plus ni moins leur envoi à la guillotine.
Le Collectif des avocats insistera sur la responsabilité du ministre de la Justice belge pour dire que dans les prisons du nord de la France, en particulier – puisqu’il s’agissait de détenus algériens de ces prisons qui s’étaient évadés –, même s’il ne faisait pas fonction de bourreau, le ministre de la Justice avait une responsabilité directe dans l’action de la guillotine.
- Le 9 mars 1960, il y a eu l’assassinat d’Akli Aïssiou, étudiant en médecine, près de Bruxelles. Cela n’a-t-il pas déclenché une forme d’empathie vis-à-vis de la cause algérienne et du FLN ?
Cela a surtout changé considérablement l’action des réseaux. Il est tout à fait vrai qu’il y a un avant-après Aissiou. Il y a eu un déclic, puisqu’à partir de là, il y a un point de non-retour qui se produit. Lors des funérailles d’Akli Aïssiou, c’est la première fois dans l’Europe occidentale que le drapeau algérien sera déployé au grand jour sans que personne n’y trouve à redire.
Donc, oui, l’assassinat d’Akli Aïssiou est fondamental dans l’intensité et l’engagement des avocats par exemple. Il faut relever également que tout le mouvement estudiantin de l’ULB (l’Université libre de Bruxelles) sera très, très, bien représenté au cours de ces funérailles. Donc il y a un «avant» et un «après», même si dans le cas d’Akli Aissiou, il faut tout de suite préciser qu’il n’était pas le chef du FLN en Belgique.
- C’est Titouche qui dirigeait le FLN en Belgique…
Oui, c’est Titouche Abdelmadjid, dit Marc Dujardin de son nom de guerre, qui était le responsable du FLN en Belgique. Akli Aissiou était le responsable de l’Ugema et il se trouve qu’il a été victime des services français. Il avait été impliqué dans la fameuse affaire des footballeurs de l’équipe du FLN et le transfert à Bruxelles de Zouba et Soukane. La voiture de l’un des deux sera un certain temps dans le garage de Serge Moureaux. Il y a donc cette explication dans le choix de la cible Akli Aissiou, malgré le fait qu’il n’était pas le chef du FLN en Belgique.
- L’assassinat d’Akli Aïssiou est attribué à la Main Rouge, organisation apparentée au Sdece (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), c’est bien ça ?
Oui, maintenant on le sait, il s’agit directement des services «Homo» (pour homicide, ndlr) du Sdece qui étaient chargés de ces missions-là.
- L’assassinat de Georges Laperches est lui aussi, manifestement, l’œuvre de la Main Rouge. La police belge était-elle au courant, selon vous, des agissements des services spéciaux français sur le sol belge ?
La police belge était bien entendu au courant et l’échange d’informations est établi. Vous avez, à titre d’illustration, l’arrestation des délégués Presse et Information (DPI) de la Fédération de France qui se produit juste après leur passage à Bruxelles. C’est-à-dire que les policiers belges ont transmis à leurs correspondants français l’information que les DPI étaient venus à une réunion secrète à Bruxelles avec Ali Haroun qui en était le responsable. On a indiqué que ces deux militants étaient passés à la frontière et qu’ils allaient certainement passer dans l’autre sens, et là, les policiers français les ont arrêtés. Donc, il y a clairement une collaboration policière.
- Je termine par une question liée à l’historiographie, notamment dans le champ de la recherche historique universitaire. Est-ce que cette histoire est suffisamment étudiée dans des travaux universitaires ? Et comment, vous, personnellement, en êtes venu à vous intéresser à la Guerre d’Algérie en Belgique ?
Il faut bien constater qu’il y a un certain vide au niveau universitaire, aussi bien en Algérie, en Belgique qu’en France, sur cette question-là. Il n’y avait pas de travaux universitaires ou très peu. Aucun au niveau doctoral. Il y a uniquement quelques mémoires qui ont été faits ça et là. De mon côté, je me suis intéressé à cette période de l’histoire nationale de l’Algérie, de la France et de la Belgique à partir d’un intérêt que j’ai pour l’Algérie.
- Vous vous êtes particulièrement intéressé à la situation des travailleurs immigrés au nord de la France ainsi quaux prisonniers FLN-MNA, n’est-ce pas ?
J’avais travaillé sur un ouvrage pour le ministère de la Justice en France sur le cas d’une prison très particulière, la prison de Douai – où les avocats belges ont eu une grande part de leur action – sur la lutte au sein d’une même prison entre le MNA et le FLN. Finalement, à une échelle très réduite, l’opposition se manifestait entre les deux groupes nationalistes algériens et vis-à-vis de l’administration pénitentiaire. Et c’est fort intéressant de voir comment s’opérait, dans un espace restreint, l’influence des nationalistes algériens.
- Le MNA était présent en Belgique aussi ?
Le MNA était même majoritaire au départ, en Belgique, et dans le nord de la France. Vous savez que le Congrès d’Hornu (congrès extraordinaire du MTLD, favorable aux messalistes, ndlr) sera organisé en 1954 (du 14 au 16 juillet) en Belgique. Et le basculement se fera en 1957 à partir de l’appel du FLN à respecter la légalité belge sur la base de la Plate-forme de la Soummam.
Le principe était de respecter les gouvernements «neutralisés» et de s’attirer les opinions libérales, c’est-à-dire les progressistes, ce que le MNA n’a jamais réussi à faire en Belgique. Le FLN a réussi ainsi à capter vers lui les progressistes, les milieux intellectuels et une certaine élite de la société belge.
A partir de là, il aura notamment la maîtrise de l’information. Nous en aurons la preuve avec les fameux laissez-passer délivrés par le capitaine de gendarmerie de Lille dans l’affaire Cherif Attar, en 1959, qui sera donné par un des membres des groupes de choc du MNA. C’est de cette façon, d’ailleurs, que la collusion entre le MNA et la répression française sera démontrée par le biais des réseaux belges.
- Ce colloque est finalement une belle opportunité pour mieux faire connaître cette histoire et relancer l’intérêt pour la recherche sur cette partie méconnue de la Guerre d’Algérie…
Je pense que c’est nécessaire pour l’Algérie mais aussi pour la Belgique, puisque l’on constate actuellement, en Belgique, une ignorance complète de cette aide des Belges envers les Algériens. Les gens savent que la Belgique a eu un passé colonial avec le Congo belge mais ils ignorent totalement qu’elle a pu jouer un rôle dans la Guerre d’Algérie.*Mustapha Benfodil – el watan- mercredi 01 novembre 2017
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***La moudjahida Claudine Chaulet n’est plus
La Moudjahida, auteure et professeure de sociologie, Claudine Chaulet, est décédée dans la nuit de jeudi à vendredi à Alger, à l’âge de 84 ans.
L’enterrement aura lieu samedi aux cotés de son mari, le médecin et militant anti-colonialiste, le Moudjahid Pierre Chaulet, décédé il y a trois ans, au cimetière d’El Madania à Alger.
Pierre et Claudine Chaulet, un engagement algérien
Pierre Chaulet, né à Alger en mars 1930 et Claudine Guillot née à Longeau (Haute-Marne) en avril 1931 se rencontrent en décembre 1954 chez André Mandouze, professeur de langue et littérature latines à Alger depuis 1946 et engagé pour l’autonomie de l’Algérie depuis son arrivée à Alger. Pierre, sous la direction de Mandouze, prépare avec d’autres étudiants français et algériens, ses camarades, un numéro deConsciences Maghribines, dont le premier numéro a paru en février 1954, Claudine est une étudiante de Lettres classiques de Mandouze.
Un couple mixte
Pierre et Claudine se fiancent aux vacances de Pâques à Ben Aknoun et se marient le 12 septembre 1955 à la mairie d’Alger et à l’église d’Hussein Dey, sous la présidence du curé Jean Scotto, pied-noir libéral, ami de la famille Chaulet, devenu après l’indépendance algérien et évêque de Constantine. Ce mariage est présenté par Claudine comme un « mariage mixte » entre une Française de France, fille de fonctionnaires laïques et républicains (mère agrégée d’histoire, père officier de gendarmerie) et un Français d’Algérie (3e génération), fils de catholiques sociaux. Cette double origine n’est pas sans marquer leur parcours commun. Pierre est en effet le fils d’Alexandre Chaulet, syndicaliste catholique fondateur et responsable de la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) à Alger, et est lui-même formé par le scoutisme catho et étudiant engagé à la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne), très sensibilisé aux inégalités sociales et aux discriminations raciales. Claudine, elle, est arrivée avec ses parents, résistants au nazisme, à Oran en 1942 et à Alger en 1946. Après le lycée, elle y fait des études de Lettres classiques, puis en 1953 au Musée de l’Homme à Paris au CFRE (Centre de formation aux recherches ethnologiques) constitué par Leroi-Gourhan, où elle rencontre aussi Louis Massignon, islamologue catholique très proche de la mystique musulmane soufie.
Externe à l’Hôpital Mustapha de 1950 à 1954 puis interne, Pierre engagé à la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) est aussi très proche des SMA (Scouts musulmans algériens), de l’UJDA (Union de la Jeunesse démocratique algérienne) et de l’AEMAN (Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord) : il côtoie ainsi, entre autres, Redha Bestandji, Mahfoud Kaddache, Mohamed Salah Louanchi qui épousera une sœur de Pierre, tous collaborateurs de Mandouze àConsciences Maghribines. L’année 1955-56, année des négociations pour l’autonomie interne puis l’indépendance de la Tunisie et du Maroc, c’est aussi, en Algérie, l’année du rassemblement progressif de toutes les forces patriotiques et nationalistes autour du FLN. Le jeune couple, engagé auprès des responsables du FLN à Alger, rencontre Abane Ramdane, le chef politique à Alger, le 21 septembre 1955. La participation de Pierre, engagé depuis le début des années 1950, et de Claudine à la lutte de libération nationale va se confirmer et s’accentuer, avec des prises de risques. Au moment de la naissance de leur premier enfant en juin 1956, ils participent à Alger dès ce même mois au journal du FLN El Moudjahid installé à Tunis. Pierre est arrêté par la DST à Alger en février 1957, emprisonné et jugé, puis expulsé d’Algérie le 7 mai 1957. Il s’installe provisoirement en France, soutient sa thèse de doctorat à Paris en décembre 1957, puis part le 20 décembre pour Tunis où Claudine se trouve déjà depuis novembre.
De 1957 à 1962 à Tunis
Claudine fait sa première rentrée universitaire en Sciences sociales à Tunis sous la houlette du professeur Berthelot. Pierre, qui s’est spécialisé auprès du professeur Lévi-Valensi à Alger dans les maladies pulmonaires et la tuberculose, travaille au service des tuberculeux à l’hôpital de Tunis et au service de la santé de l’ALN-FLN. Il est aussi engagé par Abane Ramdane auprès de Redha Malek et Ahmed Boumendjel pour El Moudjahid à Tunis. L’assassinat de Abane Ramdane au Maroc par les siens (le colonel Boussouf en serait le responsable) provoque un premier choc chez nos deux jeunes gens qui suivent attentivement les événements en France, en Algérie et dans le monde arabe. Ils font aussi la connaissance de Frantz Fanon qui deviendra un de leurs amis proches. Claudine encadre en 1959 avec Janine Belkhodja le groupe des moudjahidate démobilisées aux frontières et envoyées à Tunis : c’est l’année du plan Challe en Algérie, très efficace contre les maquis de l’ALN.
En 1961-62, ils sont associés à la préparation des contributions pour les négociations, en particulier à la demande de M’Hamed Yazid du GPRA, et à la préparation des accords pour le statut de l’Église catholique en Algérie après l’indépendance, avec le soutien de Mgr Duval qui mandate de son côté l’abbé Scotto à cet effet. C’est ce qui permettra à cette Église de bénéficier d’un statut de « protégée » en Algérie où, aujourd’hui encore, elle dispose de cinq diocèses (Alger, Oran, Constantine, Hippone-Annaba, Laghouat). Ils s’occupent aussi du rapatriement en Algérie des réfugiés algériens de Tunisie à partir de mars 1962. Ils sont à Paris le 1er juillet 1962 et y fêtent l’indépendance de l’Algérie dans un banquet organisé par la Fédération de France du FLN (la 7e wilaya) qui a soutenu financièrement l’effort de guerre de l’ALN et du FLN. « Nous avons quitté la Tunisie sans regrets, exaltés par ce qui nous attendait à Alger et vivement pris par l’idée du retour », écrit Claudine.
Dans l’Algérie indépendante 1962-1994 : leur engagement d’Algériens
Ce sont « trente-deux années d’heures exaltantes, en participant activement – douloureusement parfois – à la construction d’une Algérie nouvelle », écrit Pierre, qui a pris tout de suite la nationalité algérienne. Il travaille en médecine à l’hôpital Mustapha où il donne des cours de pathologie respiratoire et de thérapeutique avec son collègue Djilali Larbaoui dès janvier 1964, crée avec celui-ci en mai 1965 le « Comité algérien de lutte contre la tuberculose » (association bénévole), qui devient membre de l’UICT (Union internationale contre la tuberculose) et publie avec ses collègues les premièresRecommandations sur le diagnostic et le traitement de la tuberculose pulmonaire en avril 1966. Il participe ensuite à des congrès internationaux à New York (1969), à Moscou (1971) et en 1972 à la 4e Conférence régionale de la tuberculose à Ouagadougou, qui constitue pour lui son premier contact avec les pays d’Afrique Noire. Il est élu en 1975 délégué à l’APC (Assemblée populaire communale) d’Alger (quartier d’Hydra), reconnaissance de son engagement pour son pays natal.
Claudine choisit le Mara (Ministère de l’Agriculture et de la Réforme agraire) et participe aux projets de nationalisation des terres appartenant à des étrangers et aux « Comités de gestion » (modèle d’autogestion yougoslave) des biens agricoles vacants et des grands domaines : c’est pour elle une première déception avec les difficultés rencontrées dans cette réforme agraire improvisée et peu efficace ; elle note même que celle-ci prend « une allure d’expulsion ethnique » à propos des propriétaires étrangers. Elle participe à la création du CNRESR (Centre national de recherches en économie et sociologie rurales) au sein de l’Inraa à partir de 1970. Elle enseigne la sociologie rurale à l’université d’Alger et forme les étudiants sociologues en DEA. Elle est élue en 1975 déléguée à l’APW (Assemblée populaire de wilaya) à Alger : elle y éprouve à la fois l’impression d’être utile, par exemple pour les projets d’urbanisme, et « la frustration de ne pouvoir influer vraiment sur les grandes décisions » prises ailleurs.
Engagés tous deux dans des projets de réforme des études médicales (Pierre) ou des expériences de recherche pluridisciplinaire au CNRESR (Claudine), ils vivent cette période des années 1965-75 comme particulièrement féconde : ils voient en même temps la scolarisation massive des enfants (écoles et CEM pour garçons et filles), l’amélioration du système de santé et d’autres réformes utiles. Le bilan est cependant déjà plus mitigé pour Claudine (réformes agraires et rurales mal étudiées), qui voit en outre le CNRESR supprimé en 1975. Elle quitte alors le ministère de l’Agriculture et l’Inraa pour entrer au Crea devenu ensuite Cread ( Centre de recherche en économie appliquée au développement) créé par Abdellatif Benachenhou et d’autres économistes en 1975. De 1976 à 1988, Claudine est enseignante-chercheur au Cread dans l’équipe « Agriculture » qui comporte deux volets, l’un centré sur les questions économiques, l’autre sur les enquêtes de terrain. Elle participe en août 1976 à Torun (Pologne) au 4e Congrès de sociologie rurale qu’elle enseigne en faculté à Alger. Elle prépare activement sa thèse de doctorat qu’elle soutient à la Sorbonne en 1984, sous le titre La Terre, les Frères et l’Argent, dans laquelle elle étudie le rôle de la famille dans les exploitations et la pression des facteurs économiques. Mais l’enseignement de la sociologie est arabisé, et elle ne parle pas assez l’arabe pour continuer à enseigner directement ; elle encadre alors des magistères en arabe : la situation est ainsi plus difficile pour elle que pour Pierre.
En 1986, ils adhèrent à la « Ligue algérienne des droits de l’Homme » présidée par maître Miloud Brahimi, dont une enquête sur les prisons fait apparaître les dysfonctionnements du système judiciaire. En 1986, Chadli est président depuis 1979 (date de la mort de Boumediene) et le système du FLN parti unique arrive « à bout de souffle ». Deux ans plus tard, en octobre 1988, ce sont les émeutes estudiantines et de jeunes à Alger, Oran et ailleurs réprimées dans le sang. Quant à Pierre, il continue un travail fructueux à Alger et à l’OMS en tant qu’expert de la tuberculose dès 1981 et participe à un « Cours international sur la lutte antituberculeuse » organisé conjointement dans un pays développé (la France) et des pays en développement (l’Algérie pour lui et ses collègues) de 1983 à 1988, puis seulement en Algérie de 1989 à 1993 : au total, 250 médecins ont bénéficié de ce cours, dont 150 au moins venus des pays d’Afrique Noire. Ce travail collectif donne lieu à la publication du Cours international en deux volumes en 1988 sous le titre Planifier la lutte contre la tuberculose aujourd’hui. Pierre est envoyé en mai 1988 comme consultant OMS au Viet Nam, ce qui constitue pour lui une ouverture et une expérience élargie, puis à Téhéran en janvier 1990. Il y constate « la montée d’une vague de conformisme social et de religiosité ostentatoire », qui gagne aussi le Maghreb, puis l’Égypte dans ces mêmes années.
De 1988 à janvier 1994, ils vivent ce qu’ils appellent la « déconstruction », avec les dérives de la nouvelle politique algérienne : leur rêve d’une Algérie démocratique, socialiste et ouverte s’effondre avec l’arrivée des nouveaux responsables soumis, selon eux, à la Banque mondiale, au FMI, à l’économie de marché capitaliste d’un côté, et à la montée de l’Islam politique de l’autre. Ils avaient déjà déploré le « Code de la famille » en 1984 vu comme une régression et une islamisation des mœurs, et Claudine, plus critique que Pierre, parle de la révision constitutionnelle de 1989 (pluripartisme ouvert au FIS entre autres) comme d’une « couverture officielle à la liquidation progressive des acquis sociaux de la période antérieure et à l’intrusion de l’islamisme politique en Algérie », en particulier l’intolérance à l’égard des jeunes filles et des femmes. Cela aboutit à la victoire du FIS aux élections communales de 1991, puis au 1er tour des législatives en décembre 1991, et à l’arrêt du processus électoral en janvier 1992, vu comme un coup d’État par les uns et une nécessité démocratique par les autres. Après cet arrêt et la mise en place du HCE (Haut Conseil d’État) présidé par Mohamed Boudiaf rappelé de son exil au Maroc, un « Observatoire national des droits de l’Homme » (ONDH) est créé en février 1992 par celui-ci et Ali Haroun ; à la demande de ce dernier, Pierre Chaulet en devient vice-président aux côtés de Kamel Rezag Bara, président.
En 1992, Pierre est chargé de mission pour la Santé au sein du cabinet de Belaïd Abdesselam devenu Premier ministre et il développe la projet des « Programmes locaux d’action sanitaire » (Plas) qui sont présentés aux responsables locaux de la santé au cours de séminaires régionaux. Il mène aussi une révision de la nomenclature des médicaments, pour un contrôle des prix entre autres choses. En 1993, il est victime de menaces islamistes affichées contre lui à la mosquée de Koléa, et il est mis sous escorte de policiers gardes du corps. « Nos derniers mois en Algérie sont difficiles…L’espoir est perdu de vivre, à court terme dans une République moderne et démocratique, véritable Ètat de droit garantissant à tous ses citoyens l’égalité des droits et des devoirs, reflet institutionnel d’une société fraternelle, ouverte et tolérante », écrit-il. La désillusion est ressentie encore plus vivement par Claudine qui, outre cette déception politique, éprouve surtout une désillusion morale et culturelle : malgré leur choix de la nationalité algérienne, elle se sent « étrangère » en Algérie. Elle écrit : « Ce qui nous effrayait, c’était l’agressivité de certains musulmans qui étaient en train de se muer en majorité, qui ne ressemblaient en rien aux musulmans que nous avions connus et qui nous avaient accueillis fraternellement comme des militants et, plus tard, comme des concitoyens … Régnait un conformisme étouffant et notre vie de liberté était niée. Cela se doublait, pour nous et pour Luc (fils aîné), du fait que nous avions un type physique, une allure générale et surtout un nom (et des prénoms) qui criaient leur origine externe…Nous nous sentions – et nous nous sentons toujours – d’une certaine manière déconnectés des nouvelles façons de vivre, des nouvelles valeurs qui s’imposaient progressivement dans la vie sociale : le culte de l’argent, l’apparence de la réussite sociale par tous les moyens, la promotion des plus médiocres et des plus opportunistes » (1).
Pourquoi P. Chaulet est-il menacé d’être éliminé ? C’est un « kafir » (un mécréant), principal argument avancé contre lui. Il est pénible pour un Européen, a fortiori pour une Française d’origine métropolitaine devenue algérienne par choix, d’être vue comme une « étrangère », parce que non-musulmane dans une Algérie marquée par l’islamisme politique et un ressentiment anti-colonial toujours latent ou affirmé par certains.
De 1994 à 1999, c’est l’exil forcé. Les Chaulet quittent provisoirement l’Algérie en février 1994 et s’installent à Paris. Le mot « exil » marque bien l’arrachement pénible à leur enracinement algérien car, en même temps, ils sont « étrangers » en France sans passeport français. Il leur faut trouver hébergement et moyens de subsistance. Pour Pierre, c’est d’abord un cycle de conférences que lui assure l’OMS, d’abord en Afrique du Sud, Égypte, Maroc, Djibouti, puis à Genève où il rejoint l’équipe du « Programme mondial contre la tuberculose » du docteur Arata Kochi jusqu’en 1998. Claudine, elle, vit à Genève sans y travailler, passant une semaine par mois à Paris auprès de sa mère veuve. Pierre connaît un moment familial douloureux avec le décès de deux de ses sœurs, Suzette en 1995, et en 1996 Anne-Marie veuve de Salah Louanchi, longtemps inspectrice générale de l’enseignement primaire en Algérie. 1996, c’est aussi l’année de l’assassinat des moines de Tibhérine en avril, puis de Pierre Claverie évêque d’Oran avec son jeune chauffeur Mohamed le 1er août à son retour d’Alger (2), et celle de la mort du cardinal Duval en mai, tous proches du couple : cela est vécu douloureusement par eux, et en particulier par Pierre, pied-noir catholique pratiquant depuis toujours. Il reste vice-président de l’ONDH : un colloque est organisé à Alger par cet Observatoire en septembre 1997 sur le thème : « Formes contemporaines de la violence et culture de la paix ». Claudine prépare un rapport portant sur l’Algérie pour ce colloque intitulé « Comment une société peut-elle se guérir elle-même de la violence ? », dont le texte est publié dans les Actes du colloque et, en annexe, dans leur autobiographie. Ils reviennent à Paris en mars 1998 (Pierre, 68 ans, est atteint par la limite d’âge) et y restent jusqu’en mars 1999 : ils vivent un nouveau deuil avec le décès de la mère de Claudine en juin 1998.
Ils rentrent en Algérie en 1999, après l’élection à la présidence d’Abdelaziz Bouteflika. « Notre retour au pays, écrivent-ils, était à la fois une affirmation de notre fidélité à nos engagements antérieurs et un acte de confiance dans l’avenir de la société algérienne, même si certains aspects de la vie sociale et politique récente restent déconcertants et laissent de nombreuses questions en suspens. »
Pierre se réinsère dans le milieu professionnel et participe à la « Commission nationale de la réforme hospitalière » et aux travaux du « Comité national de lutte contre la tuberculose ». Claudine se met à la disposition du département de sociologie de l’université de Bouzareah où elle encadre des magistères et des doctorats, y compris à Constantine et à Oran avec le Crasc (Centre de recherches en anthropologie sociale et culturelle). Ils restent attentifs et sensibles à tout ce qui se passe en Algérie, leur pays : Pierre est satisfait de voir des étudiants en médecine « soucieux de se perfectionner, prêts à se dévouer pour leurs malades ». Claudine est plus désabusée, qui voit des jeunes gens et des jeunes filles passifs, pris dans un conformisme social et religieux. Ils participent à de nombreuses cérémonies commémoratives et à des colloques, en particulier sur Frantz Fanon en juin 2004 et avril 2005 où ils évoquent son parcours de psychiatre engagé et de militant anticolonialiste. Puis à un colloque organisé par leur ami Abdelkader Djeghloul en septembre 2005 sur la pensée politique algérienne : ils y font une intervention sur la question de la population coloniale en Algérie de 1940 à 1960, avec une mise en perspective historique critique dans laquelle ils distinguent les choix politiques divers des pieds-noirs, des ultras de l’Algérie française aux libéraux, en passant par la grande masse de ceux qui ont subi les « événements » sans bien les comprendre, sans oublier le petit nombre qui, comme eux, a fait le choix de l’Algérie indépendante (3).
En 2006, ils sont affectés par la mort d’amis de longue date, Jacques Charby, André Mandouze, Pierre Roche. En juin 2007, ils participent à une cérémonie d’hommage organisée pour le 17e anniversaire du décès de leur beau-frère Salah Louanchi, où Pierre rappelle ses activités de permanent des SMA, de militant du PPA (Parti du peuple algérien), et d’initiateur de l’AJAAS et de Consciences Maghribines, précisément avec Mandouze, Roche, lui Chaulet et d’autres. Enfin, ils se sont rapprochés politiquement de l’ANR (Alliance nationale républicaine), parti laïque fondé en 1995 par leur ami Redha Malek, ancien premier ministre jusqu’en 1994.
Conclusion : bilan provisoire
Dès le début des années 1950, et plus encore dès le 1er novembre 1954, Pierre Chaulet se sent et s’affirme, par sa naissance et ses engagements contre toutes les formes d’injustices sociales et ethniques et les comportements racistes, algérien à part entière, de même que Claudine fera avec lui le choix d’être algérienne peu après, même s’ils sont restés plus francophones qu’arabophones et surtout non-musulmans. Ils voulaient, comme Pierre Claverie, une Algérie plurielle et tolérante : un rêve peut-être. Ils considèrent qu’ils ont vécu deux exils, celui de 1957-62 à Tunis du fait des autorités françaises, celui de 1994-1999 à Genève et Paris du fait des menaces islamistes contre eux. Ils ont vécu aussi le problème de l’éducation « algérienne » de leurs enfants ; il peut y avoir un « porte-à-faux » pour ceux-ci, pour Luc obligé de s’affirmer musulman pour épouser une Algérienne, et pour leurs filles, Anne mariée à un Français et vivant en France, Ève divorcée d’un Algérien et remariée, partageant sa vie entre la France et l’Algérie.
En dépit des difficultés et des malentendus parfois, ils restent fiers de leurs choix et du travail qu’ils ont pu accomplir dans leur pays de naissance ou d’adoption. Non-musulmans et français d’origine, ils écrivent : « Alors que nous ne nous sommes jamais sentis exclus comme algériens, de plus en plus nous nous sentons perçus comme des étrangers parce que non-musulmans. Par respect pour ce que nous ont appris nos parents, en continuité avec l’éducation que nous avons tenté de donner à nos enfants, par fidélité aux principes qui ont fait de nous des Algériens, nous ne pouvons accepter ce marquage indélébile (religieux ou autre) par les choix antérieurs des générations passées ». Interrogés sur leur parcours par le journal El Watan le 14 avril 2011, à la question finale « Et l’avenir, comment le voyez-vous ? », Pierre répond :
À court terme, confus et mouvementé. À plus long terme avec confiance, parce que je pense que l’intelligence collective reprendra le dessus et que je fais confiance aux nouvelles générations qui ont été formées grâce à – et après – l’indépendance. C’est eux qui poseront les problèmes en termes nouveaux et sauront trouver, je l’espère, de bonnes solutions, en tout cas meilleures que celles qui ont été apportées jusqu’à présent. C’est leur intérêt et celui de leurs enfants.
Pierre est décédé en octobre 2012 avec cette confiance et cette espérance chrétienne. Pierre et Claudine Chaulet font partie, comme écrit Gilbert Meynier, de cette « mince frange » de pieds-noirs et de juifs d’Algérie qui « non-musulmans, avaient eux, de manière vitale, besoin d’une nation algérienne […] et qui furent d’authentiques algériens, étrangers qu’ils étaient tant au communautarisme de base des arabo-berbères qu’au communautarisme mahométan universel ; et parce qu’ils avaient pratiquement rompu avec leur communauté originelle tant leur engagement était exceptionnel » (4). Un choix risqué qu’ils ont assumé jusqu’à la fin de leur vie avec un courage qui mérite d’être reconnu à sa juste valeur (5).
En annexe, je terminerai en saluant l’engagement de coopérants exemplaires, comme Renée Chéné appelée par l’abbé Scotto et venue de sa Vendée pour se mettre pendant la guerre de libération au service des populations déshéritées d’un bidonville de la banlieue d’Alger, à l’expérience de qui Germaine Tillion a fait appel pour les Centres sociaux éducatifs. Ou encore le médecin Jacqueline Grenet engagée dans le service pédiatrique de l’hôpital Nedir de Tizi-Ouzou (1963-77), appelée par Mgr Duval et la communauté chrétienne d’Alger, décédée en mai 2012, âgée de 104 ans, à qui Saïd Karamani a rendu un bel hommage lors de ses obsèques à Paris le 1er juin.
Michel Kelle.
**Par Lila Ghali | 30/10/2015 | algerie1.com/
Notes
- (1) C’est, mutatis mutandis, la même impression de profond changement que nous avons ressentie, mon épouse et moi, coopérants merveilleusement accueillis à Tlemcen en 1965-67 par des musulmans ouverts sans aucun prosélytisme puis à Oran de 1982 à 1988, surtout à partir de 1986 où l’islamisme conquérant se faisait très visible en ville. Cela gênait ou choquait évidemment aussi certains Algériens libéraux de nos amis.
- (2) Les circonstances ou commanditaires de ces deux assassinats ne sont toujours pas élucidés.
- (3) Cf. Ni valise ni cercueil de Pierre Daum : par exemple, Jean-Paul et Marie-France Grangaud, mus par leur foi protestante, docteurs en médecine, qui habitent toujours à Hydra, ou notre ami Guy Bonifacio à Oran, d’une famille communiste, amateur de raï, mon successeur à l’ADFE (Association démocratique des Français de l’étranger) à Oran et élu au CSFE (Conseil supérieur des Français de l’étranger), après moi, en 1988.
- (4) G. Meynier, Histoire intérieure du FLN. 1954-1962, p. 251-252.
- (5) Toutes les citations, sauf celle d’El Watan, sont extraites du livre de P. et Cl. Chaulet, Le Choix de l’Algérie, deux voix, une mémoire, Éd. Barzakh, Alger.
Jean-luc Mélenchon en Algérie
il appelle la gauche radicale algérienne et maghrébine à s’unifier autour d’un idéal commun.
Jean-Luc Mélenchon est le leader du Front de gauche en France qui regroupe 9 partis politiques de la gauche radicale. Lors de l’élection présidentielle française de 2012, il termine quatrième derrière Hollande, Sarkozy et sa première rivale politique Marine Le Pen, en totalisant 11,10% des voix. Né à Tanger en 1951, de parents originaires d’Oran et de Staouéli, ce philosophe de formation fait entendre la voix de la gauche radicale dans ses combats contre l’austérité en Europe. Au plan politique, sa philosophie est de privilégier les relations bilatérales franco-maghrébines. Ce qu’il nous explique dans ce long entretien, à la veille de la tournée maghrébine qu’il va entamer en Tunisie, le 11 février 2013, et qui le conduira au Maroc le 15 février 2013. Le 12 février, il sera à Alger pour animer une conférence à l’Institut français. Avec une grande diplomatie et son franc-parler habituel, il défend ses positions politiques et appelle la gauche radicale algérienne et maghrébine à s’unifier autour d’un idéal commun.
- Le peuple algérien, notamment sa communauté établie en France, a découvert et admiré vos positions politiques lors de la présidentielle 2012. Plus de six mois après, quels enseignements tirez-vous de cette élection ?
La campagne présidentielle du Front de gauche a fait émerger une nouvelle grande force politique en France, éduquée, autonome, disciplinée et conquérante. Pour la première fois depuis 30 ans, en rassemblant 4 millions de voix, une deuxième force politique de gauche a réalisé un score à deux chiffres. Au-delà de ce résultat électoral, notre campagne a lancé un processus d’implication populaire qui se prolonge et s’élargit aujourd’hui dans la résistance aux politiques d’austérité. Nous incarnons une alternative concrète aux politiques libérales qui détruisent le pays et appauvrissent le peuple. Cette alternative s’appuie sur une nouvelle synthèse politique que nous nommons éco-socialisme. Et sur la méthode de la révolution citoyenne qui veut que le peuple reprenne le pouvoir pour imposer l’intérêt général partout où règnent aujourd’hui les intérêts marchands et financiers. Notre programme sera au pouvoir en France avant dix ans.
- Vous avez déclaré que vous vous sentiez, humainement et socialement, plus proche des Maghrébins que de certains Européens. Et que l’Algérie serait le premier pays où vous vous rendriez en tant que président de la République française. Pouvez-vous nous expliquer le fondement intellectuel de ce positionnement en faveur de relations et de partenariat exceptionnels entre la France et l’Algérie ?
Je veux donner un signal humain fort qui percute les routines. Nous constituons par bien des aspects une seule famille humaine, sociale et culturelle des deux côtés de la Méditerranée. Aucun autre pays européen n’est humainement aussi lié que la France aux peuples du Maghreb. Combien d’enfants, de parentèles en commun ? Des dizaines de milliers ! On ne peut en dire autant ni des Lettons ni des Croates pourtant membres de l’Union européenne ! De plus, nos sociétés sont confrontées à de nombreux défis communs, comme l’appauvrissement des travailleurs lié aux politiques libérales ou la précarité rencontrée par une jeunesse de plus en plus éduquée. En partageant la mer Méditerranée, nous affrontons aussi les mêmes défis écologiques vitaux pour nos peuples puisque plus de la moitié des habitants de nos pays vivent au bord de la mer. Les solutions éco-socialistes que je défends offrent des perspectives de politiques communes pour résoudre des problèmes aussi concrets que le développement des énergies de la mer ou la lutte contre les pollutions qui menacent la biodiversité sur laquelle repose notre écosystème commun. Il n’y a pas d’avenir utile sans que nos peuples s’imbriquent davantage.
- Comptez-vous faire de votre visite en Algérie une occasion pour expliquer votre vision des relations bilatérales franco-algériennes ?
Je me rends en Algérie, ce 12 février, pour proposer au débat de la gauche, avec l’éco-socialisme, un nouveau chemin partagé de progrès humain entre nos peuples. Nous avons d’immenses chantiers à traiter en commun, en pleine égalité, en s’appuyant sur la souveraineté et l’énergie de nos peuples.
- Lors de sa visite en Algérie, François Hollande a complètement ignoré le combat quotidien de l’opposition démocratique en Algérie, des syndicats autonomes et des défenseurs des droits de l’homme. Que pensez-vous de cette attitude ?
C’est très curieux, car la tradition veut que le chef de l’Etat français, en déplacement à l’étranger, rencontre naturellement les représentants du pouvoir légitime en place, mais aussi ceux de l’opposition. Je pense que c’est une mauvaise appréciation, faite par le président de la République. Et, franchement, je ne pense pas que les autorités algériennes lui ont demandé ça. Pourquoi l’auraient-elles fait ?
- En ce qui vous concerne, allez-vous donc rencontrer tous ces acteurs de la lutte démocratique en Algérie ?
Ma visite est très limitée par le temps. Ce sera dans le cadre d’une seule conférence organisée à l’Institut français d’Alger. Mon objectif est de partager mes réflexions politiques et de sensibiliser la jeunesse maghrébine aux nouveaux enjeux de ce que j’appelle l’éco-socialisme. Je n’ai pas l’intention de m’impliquer dans les questions politiques des pays qui me reçoivent. D’abord ce n’est pas mon rôle. Puis, je ne veux pas paraître arrogant ou imbu de paternalisme politique. Je viens pour faire état de ma pensée politique laquelle, je sais, est estimée et peut contribuer aux débats de la gauche maghrébine.
- En parlant plutôt de la gauche algérienne, la jeunesse militante de plusieurs partis politiques, comme le FFS, le PST, le PT et le RCD, se retrouve dans l’esprit de revendications communes de la gauche radicale et démocratique. En revanche, ces formations préfèrent faire cavalier seul. Avec votre expérience au sein du Front de gauche, que pensez-vous de cette division qui perdure dans les rangs de la gauche radicale algérienne ?
Je ne suis pas en mesure de donner des leçons. Je fais confiance à l’intelligence de l’élite politique de la gauche algérienne. Ce que je peux recommander modestement à tous nos camarades algériens, sans exception, c’est de mesurer l’importance et l’intérêt qu’il y a, à savoir se regrouper. Non seulement du point de vue de l’efficacité électorale mais pour déclencher des dynamiques refondatrices pour chaque partenaire. Regardez, c’est comme ça que nous, fronts de gauche radicale, sommes devenus, en tout cas dans les enquêtes d’opinion, la première force politique en Grèce. C’est comme ça qu’en France, nous sommes ressortis des catacombes. C’est comme ça que nos camarades en Espagne ont franchi la barre des 10% des voix et actuellement dans les enquêtes sont entre 14 et 16%. En Tunisie, la constitution du Front Populaire a créé une alarme chez les adversaires de la gauche tunisienne. Ce front représente dorénavant une alternative crédible à la disposition du peuple tunisien.
- Mais en Algérie, chacun de ces partis campe sur ses positions et refuse d’aller vers les autres…
Il faut que nos camarades algériens regardent comment nous fonctionnons au Front de gauche français. Aucun de nous n’a renoncé à ce qu’il est. Les 9 partis qui constituent notre union ne sont pas, pour autant, dissous. Ils agissent toujours, chacun de son faire côté. En Grèce, il y a 16 partis qui ont unifié leurs efforts pour la défense et la promotion des idées de notre gauche. En revanche, cette union ne doit pas être seulement un cartel électoral. Elle doit partir d’un programme partagé qui soit constructif. Il ne faut pas s’enfermer dans l’espoir vain d’une convergence doctrinale. Cette politique de fronts est une stratégie de gauche qui a prouvé son efficacité. En Amérique latine, nous n’avons perdu aucune élection depuis 13 ans ! Aucune au Venezuela, en Equateur, en Argentine, en Uruguay, au Brésil, etc. Je ne veux pas présenter cela comme un modèle. L’idée du modèle est dépassée. Par contre, ces expériences peuvent être des sources d’inspiration efficaces, puisque la recette fonctionne malgré la diversité des situations de ces pays. L’opinion populaire juge positivement les efforts d’entente au profit de l’intérêt général. Je crois que la gauche radicale algérienne pourrait être plus facilement une proposition crédible, raisonnée et raisonnable aux yeux du peuple algérien, si elle parvenait comme nous l’avons fait à s’accorder. Nous au Front de gauche, nous ne sommes mis aucune limite à gauche pour nous rassembler. Il ne faut jamais se dire qu’il y a quelqu’un de trop. Dans ce genre de combats, nous avons besoin de tout le monde, de toutes les intelligences, de toutes les énergies et de toutes les capacités de réseaux dans la société. Notre méthode est rassemblement et radicalité concrète.
- Après la reconnaissance des massacres du 17 Octobre 1961, François Hollande a reconnu les souffrances infligées au peuple algérien par la colonisation, lors de sa visite à Alger, sans présenter réellement des excuses. Ne pensez-vous pas que la réconciliation entre les deux pays passe forcément par une vraie repentance de la France officielle pour ses crimes, commis tout au long de 132 ans d’occupation violente de la terre algérienne ?
Non. Pas du tout. Ce serait produire une confusion de plus ! Le peuple français n’a pas décidé l’invasion de 1830. C’est la monarchie qui l’a fait. Quand il a été consulté démocratiquement, le peuple français a toujours opté pour la solution la plus avancée. Le peuple français n’est pas davantage responsable de la colonisation que de l’esclavage ou de la déportation des juifs ! Allons au bout du devoir de mémoire, car, à ceux qui ont souffert, à ceux qui ont perdu, à ceux qui sont morts, à ceux qui ont été blessés, à tous ceux qui aiment l’Algérie, nous ne devons pas que de bonnes paroles ; nous leur devons la vérité, la vérité qui est politique et qui permet à la nation, épreuve après épreuve, de renforcer son expérience et de savoir ce qu’elle doit, pour l’avenir, éviter à jamais. J’ai dit devant le Sénat français que nos armes ont combattu pour un ordre injuste, celui de la colonisation et qu’il était juste qu’elles perdent ce combat. Le peuple algérien et l’Algérie se sont constitués dans la guerre d’indépendance. Cette guerre il l’a gagnée. Quel genre de vainqueur a besoin des excuses du vaincu ? En avons-nous jamais demandé, après les avoir vaincus, aux Allemands qui nous ont envahis trois fois en un siècle ? Maintenant La guerre est finie. Nous vivons ensemble. Offrons sans barguigner à nos enfants communs, à nos familles communes les bienfaits de la paix et de l’effort commun sans regarder sans cesse par-dessus nos épaules.
- Vos rivaux politiques directs — le Front National dont le fondateur a «du sang jusqu’aux coudes, le sang d’un tortureur pendant la guerre d’Algérie», selon votre propre expression, ainsi que plusieurs cadres de l’UMP comme Gérard Longuet et, plus récemment, Michèle Tabarot qui, entre autres, refuse de condamner le terrorisme de l’OAS cofondée par son père et ses acolytes — persistent dans la défense des bienfaits de la colonisation et maintiennent leurs discours hostiles vis-à-vis de l’Algérie indépendante. Quel objectif politique stratégique à élucider se cacherait derrière cette position troublante de l’extrême droite et d’une grande partie de la droite ?
Dans ce cas, l’Algérie est un prétexte ! C’est une autre façon de formuler un projet politique pour la France. Marine Le Pen et ses relais à l’UMP veulent justifier la violence la plus abjecte pour défendre un ordre injuste. La figure du musulman occupe la place de celle du juif avant-guerre pour cette droite. Il s’agit de faire croire que les musulmans ne peuvent pas être nos compatriotes et que les Français peuvent être inégaux en droits du fait de leur prétendues racines. Ce déni justifie l’usage de tous les moyens politiques de discrimination et de ségrégation sociale. Et j’affirme haut et fort que cela suffit pour exiger des immigrés et des citoyens français issus de l’immigration de se justifier ou de rendre des comptes. Qu’on leur permette de vivre tranquilles. Moi je veux faire France de tout bois !
- Puisque vous évoquez la question de l’islam, des récentes études d’opinion montrent qu’une grande partie des Français adhère aux idées du Front National et une quasi-majorité d’entre-eux, 74% selon Ipsos, pense que l’islam est incompatible avec les lois de la République. Quelle analyse faites-vous sur ce sujet ?
Ces études sont totalement biaisées ! Elles illustrent bien ce harcèlement médiatique qui vise en fait à produire ce qu’il fait mine de dénoncer. Je veux rappeler que l’islam n’est pas un fait lié seulement à l’immigration. De nombreux Français sont musulmans. L’islam est la deuxième religion pratiquée en France. N’oubliez jamais le nombre considérable des binationaux magrébins. Telle est la France contemporaine ! C’est là un point de départ de ma pensée sur la construction de l’identité dans mon pays. Le camp auquel j’appartiens pense que la France est en train de se reformuler à travers ce mélange qui succède à bien d’autres dans l’histoire. L’autre camp voit cela comme une opportunité politicienne.
La xénophobie ne tombe pas du ciel ; elle résulte de stratégies politiques, de moyens et d’un terrain favorable. Il y a, en France, un courant qui a fait de l’immigration un prétexte pour créer une division dans le monde du travail et entre les citoyens français pour des fins électoralistes et sociales. Voyez comment cela s’est passé durant la présidentielle, par exemple ! Est arrivé le texte sur la stabilité financière en Europe qui oblige la France à une austérité sans fin, mais les médias n’ont pas trouvé mieux que de mettre en avant les délires de Marine Le Pen pour imposer un débat sur la viande halal et la manière dont les bêtes sont abattues dans les abattoirs. Ce sujet a occupé l’espace public des scènes médiatiques pendant plusieurs jours à la place des vraies questions d’intérêt public. Quel honte ! Quel abaissement ! Finalement, on nous crée des faux débats pour éviter les vrais.
- Que faire alors pour lutter contre cette islamophobie qui se banalise et menace la cohésion sociale en France ?
C’est vrai que ce genre de campagne menace la cohésion républicaine et sociale. Comprenons qu’il s’agit de manipulations et non de faits objectifs. Luttons pour la défense du fondement politique universaliste de la France depuis les Lumières et la Révolution française. Il faut mener la lutte idéologique tous azimuts. La religion musulmane, pas plus que la catholique ou la judaïque, n’ont de droits dans le champ politique. Notre République a été fondée sur la séparation entre les églises et l’Etat. J’assume cette laïcité ; elle protège notre liberté de conscience et notre liberté de pratiquer ou non notre religion. Il ne faut pas confondre cela avec la laïcité-prétexte de Mme Le Pen qui s’est emparée du thème pour s’en prendre aux musulmans et, en même temps, met en avant dans ses discours les prétendues racines chrétiennes de la nation française. Moi je le réaffirme, il n’y a aucune incompatibilité entre l’islam et la République. D’ailleurs, selon ce que je crois savoir, il est ordonné dans le Coran de se conformer aux lois des pays où l’on se trouve. Par conséquent, ici c’est la loi laïque qui n’interdit, je le rappelle, aucun aspect de la pratique religieuse. L’interdiction des prières de rues s’adresse à toutes les religions comme problème de circulation et d’appropriation de l’espace public. De même, le voile intégral est interdit car considéré par notre société comme une maltraitance faite aux femmes et une privation du droit de dévisager. Cela n’a rien à voir avec une appréciation sur la religion. Mais il est vrai qu’il y a une minorité d’extrémistes qui abusent. Ils tombent sous le coup de la loi. Ce n’est pas spécifique aux musulmans. Je rappelle quand même que le seul bâtiment public occupé de force par une religion est l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet et que c’est l’œuvre d’intégristes catholiques. La République n’est pas un régime neutre. C’est un régime de liberté de conscience et d’égalité humaine. Sur cette base, on peut gérer pacifiquement une vie commune harmonieuse et contenir le sectarisme et l’intolérance.
- Toujours sur la question de l’immigration, vous vous démarquez complètement du reste de la classe politique française en appelant à la régularisation de tous les sans-papiers. Cette démarche est-elle réaliste vu les conséquences qu’elle pourrait engendrer ?
Ceux qui refusent la régularisation des sans-papiers qui vivent et travaillent sur notre territoire sont soit des hypocrites soit des menteurs. Les travailleurs et les familles de sans-papiers participent à la vie de notre pays. Leur traque est un gigantesque gâchis et leur expulsion globale est concrètement impraticable. L’appel d’air que provoqueraient les régularisations est un fantasme. Cela méconnaît complètement les causes de l’immigration des sans-papiers. La misère ne vous fait pas quitter votre pays de bon cœur. C’est un arrachement violent. Les pays du Nord et en particulier l’Union européenne en sont directement responsables en raison des politiques d’ouverture forcée des marchés qu’ils imposent aux pays du Sud. Entre l’Europe et l’Afrique, nous devons passer du règne actuel de la libre-concurrence et de la compétition à la coopération et la protection sociale et écologique de nos économies. Là se trouve la clé des défis migratoires.
- Les visas de circulation et la loi régissant les titres de séjour des immigrés algériens restent des points sensibles à régler entre les deux pays. A titre d’exemple, les étudiants algériens souffrent le martyre en France pour trouver du travail ou des stages pratiques. Quelles sont les bonnes formules, à votre avis, pour résoudre les problèmes des expatriés des deux pays et instaurer une réciprocité ?
Il faut partir de l’intérêt commun à agir. Dans le cadre des projets communs éco-socialistes que je propose pour nos deux pays, des programmes communs d’enseignement professionnel et d’enseignement supérieur devraient être mis en chantier pour affronter avec des savoir-faire communs, les défis écologiques auxquels nous sommes pareillement confrontés dans la Méditerranée. En tirant le meilleur parti de la science et de la technologie, nous donnerions ainsi à un nombre croissant de jeunes des deux rives la possibilité d’acquérir une qualification dans un autre pays. C’est un besoin urgent pour résoudre ensemble les défis de la transition écologique qu’il faut conduire.
- Sur un autre registre, malgré tout ce qu’on dit sur les relations économiques entre les deux pays, la réalité des chiffres et des statistiques prouve que l’Algérie ne représente pour la France qu’un marché juteux. Selon vous, quel est le meilleur partenariat économique gagnant-gagnant qui pourrait exister entre Alger et Paris ?
D’abord je vous rappelle que l’Algérie est maître de ses choix, non ? Commencez par balayer devant votre porte, ensuite cessez d’appeler «la France» les capitalistes de mon pays ! C’est un cliché très pénible ! Je suis aussi la France, nos enfants communs sont la France. Nous ne pillons pas l’Algérie et nous ne sommes pas d’accord pour qu’elle le soit. Est-ce que je dis, moi, «l’Algérie» pour parler des Algériens qui s’entendent avec les capitalistes de mon pays ? Ces sortes de confort de langage permettent trop souvent de ne pas identifier l’adversaire réel ce qui est une autre façon de le protéger ! Et ils nous empêchent de fraterniser quand il le faudrait !
Pour reconstruire un partenariat économique sur des bases égalitaires, nous devons d’abord tourner le dos aux politiques d’ouverture forcée des marchés et de libéralisation des échanges. Ces politiques ont conduit à une économie de jungle et de pillage qui ne profite ni aux travailleurs français ni aux travailleurs algériens. En rompant avec ce modèle libéral périmé, nous pourrions travailler ensemble à de grands projets de développement commun, au service de l’intérêt général humain que la crise écologique fait apparaître. Nos deux pays ayant une tradition forte d’intervention économique de l’Etat, des axes communs de planification écologique pourraient nous permettre de réorienter nos systèmes productifs et de consommation au service des besoins réels des populations et de l’emploi, dans le respect des écosystèmes. Voilà le point de vue qui fait d’un Français un Algérien comme un autre.
- La lutte antiterroriste est l’une des priorités suprêmes de la coopération algéro-française. Ceci s’est traduit récemment par l’ouverture de l’espace aérien algérien aux avions français menant une guerre au Mali. Comme la quasi-totalité de l’opinion publique algérienne, vous avez exprimé des réserves sur l’utilité de l’intervention française et émis des doutes sur ses vrais objectifs. Pourquoi pensez-vous que la solution militaire n’est pas la bonne au Mali ?
J’ai réagi en citoyen d’un pays démocratique. En démocratie, le respect du droit international, la clarté des buts de guerre, la soutenabilité d’une stratégie militaire sont des questions préalables au recours à la force. L’argument de l’urgence est une imposture. La guerre a un concept ; le terrorisme est une sottise. Je trouve désolant que l’on n’ait tiré aucune leçon des interventions militaires successives en Afghanistan, en Irak et en Libye. Toutes ont prétendu apporter une solution militaire au terrorisme. Toutes se sont soldées par un désastre, à tel point qu’elles ont même fait fructifier le terrorisme qu’elles étaient censées combattre. Ainsi, la déstabilisation du Mali est en partie une conséquence de l’intervention militaire en Libye. Quant aux autres problèmes profonds du Mali que cache la question du terrorisme, à commencer par l’insurrection touareg, la solution militaire ne peut que les envenimer au détriment de la paix civile et de la reconstruction de ce pays.
- Que proposez-vous comme alternative afin d’éradiquer le terrorisme international ?
Le terrorisme international est un concept fourre-tout, sans signification géopolitique ni militaire. Les interventions militaires impériales et la bienveillante cécité à l’égard de bailleurs de fonds aggravent le mal qu’elles prétendent combattre. Ensuite, elles évitent de s’attaquer à ses causes qui n’ont souvent rien de vraiment religieux ou culturel. Les guerres d’Etats ont tendance à suivre les pipelines ! Les guerres privées que mènent les bandes armées terroristes sont surtout une des modalités, parmi les plus rentables, des trafics dont la mondialisation libérale de l’économie a permis l’explosion. L’affaiblissement des Etats et l’appauvrissement des populations engendrés par les politiques du FMI et de l’OMC sont le terreau profond du «terrorisme» contemporain. Le djihadisme n’est ainsi bien souvent que l’emballage médiatique d’un banditisme qui prospère dans les sociétés désertées par l’Etat. Les mêmes phénomènes s’observent sous d’autres emballages jusqu’au cœur de l’empire nord-américain. C’est en permettant aux économies des pays du Sud de se protéger socialement et écologiquement et en s’appuyant sur la souveraineté populaire des peuples pour reconstruire des Etats forts et légitimes que l’on fera reculer le retour des «guerres privées».
- Cela nous amène à évoquer le Printemps arabe. Que pensez-vous des conséquences engendrées par ces événements ?
Déjà, je suis méfiant vis-à-vis de cette appellation de Printemps «arabe». Veut-on sous-entendre qu’il est enfermé d’avance dans un cadre ethnique, voire religieux ? Je n’ai vu dans l’exemple de la révolution tunisienne que des revendications universalistes. On y réclamait la paix, la démocratie et le respect des droits de l’homme. Cette révolution reste un prototype d’un extrême intérêt universel. Le peuple tunisien est héritier des avancées considérables de ses droits civiques, comme l’égalité des sexes, grâce à un cumul de luttes dans le temps. La révolution tunisienne est notre enfant chéri à tous. C’est une révolution sociale. Et, en tant que telle, elle défend les questions sur lesquelles est constituée la modernité. Aussi, c’est une révolution pacifique malgré certains épisodes violents. Son intérêt est de poursuivre sur ce chemin pacifique. Car si les armes s’en mêlent, le dernier mot reviendra au mieux armé et cela n’est pas une garantie de démocratie pour le futur. Voilà pourquoi je pense que les révolutions libyenne et syrienne sont mal parties à causes des violences qui les ont défigurées. Je sais que la révolution tunisienne va s’arc-bouter pour ne pas basculer dans le chaos de la violence après l’infâme assassinat de Chokri Belaïd.
- A ce propos, qu’est-ce que vous inspire le combat de cette grande figure de la gauche radicale tunisienne ?
La foule grandiose qui a accompagné la dépouille du défunt à sa dernière demeure prouve que l’émotion a dépassé les rangs partisans qu’il a influencés. Il y a une perception nationale commune du rôle important qu’il jouait dans le processus démocratique en Tunisie du fait de sa participation au Front populaire auquel appartient son parti. Je ne partage pas seulement la cravate rouge avec ce grand monsieur, mais aussi une compréhension commune du rôle tribunicien. Il était un grand tribun, le tribun des pauvres, des ouvriers et des femmes. Il nous a donné une leçon de courage. Il n’a provoqué personne, il a juste dit ce qu’il y avait à dire. Il l’a dit haut et fort. Je suis persuadé qu’au Maghreb, il y a beaucoup de femmes et d’hommes qui ont cette même conscience politique exigeante. Ils ne sont pas seulement utiles à leurs idées, mais à leur peuple tout entier.*El Watan-10.02.2013.
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*L’Association des anciens appelés contre la guerre en Algérie
Hier opposés à la guerre menée par l’armée coloniale, aujourd’hui combattants pour «la fraternisation et la réconciliation entre les peuples algérien et français».
L’Association des anciens appelés contre la guerre en Algérie (4ACG) et leurs amis sillonnent la France et l’Algérie dans une démarche de travail de mémoire et pour «transmettre aux jeunes ce que ses membres ont vécu, les dérives et abus commis pendant la guerre d’Algérie». Mais aussi et surtout tisser des liens entre les deux peuples dans une perspective de «réconciliation, de fraternisation et pour construire un avenir commun».
C’est dans cet objectif que ces anciens appelés opposés à la guerre reviennent en Algérie. De passage à Alger, les membres de la 4ACG ont été reçus à la rédaction d’El Watan pour partager et échanger sur leur travail et surtout sur l’actualité marquante tant en France qu’en Algérie. Accompagnés de la vaillante résistante Louisette Ighil-Ahriz et de l’éditeur Boussad Ouadi, les «combattants de la paix» expriment leur bonheur de revenir en Algérie et de pouvoir construire – laborieusement certes – des liens d’amitié.
«Pour nous, appelés en Algérie, nous n’avions aucune idée du colonialisme. Pendant des décennies nous n’avons rien dit. Aujourd’hui, notre association explique aux jeunes notamment ce qu’a été la guerre d’Algérie pour pouvoir construire un avenir apaisé», ambitionne Alain Desjardin, président de l’association.
Dans son périple algérien à travers Alger, Tizi Ouzou, Béjaïa, Sétif et Constantine, la 4ACG marquera une halte, aujourd’hui, à Thala Mimoun (Mizrana) où elle a financé un projet de bibliothèque et rencontrer ensuite des associations à Boudjima dans le cadre d’un Salon du livre.
Malika Tazaïrt, de Voyag’acteur (qui organise le voyage) a pour sa part affirmé que ce «genre de voyage permet d’envisager une solidarité directe entre les peuples».
L’association, qui développe des liens de solidarité avec de nombreux pays – la Palestine notamment– a pour objectif, en particulier, de «financer des opérations de développement dans un but de solidarité, de soutien, de réparation vis-à-vis du peuple algérien et en faveur des populations qui souffrent de la guerre, en reversant leur retraite de combattant à l’association».*Hacen Ouali - El Watan–23 avril 2015
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Pierre Chaulet, farouche militant anticolonialiste, est décédé hier a Alger, à l’âge de 82 ans
Ni les arrestations, ni les intimidations, ni le harcèlement de la police n’ont pu le dévier de son combat pour une Algérie libre.
Farouche militant anticolonialiste, le professeur Pierre Chaulet nous a quittés hier à l’âge de 82 ans à Alger des suites d’un cancer qui le rongeait depuis plusieurs années. L’annonce de sa mort très largement répercutée par nos médias on line et ensuite la Radio nationale a semé l’émoi au sein des patriotes algériens et de tous ceux qui connaissent la valeur de cet homme d’exception. Né le 27 mars 1930 à Alger, Pierre Chaulet a lutté contre le colonialisme français aux côtés de figures emblématiques de la Révolution algérienne. Il était un grand ami de Abane Ramdane et de Krim Belkacem. L’histoire de la guerre de Libération est chargée d’anecdotes, de faits d’armes. Lorsque le défunt Chaulet et son épouse Claudine transportaient et faisaient déplacer ces chefs de la révolution avec leur mythique Citroën Chevrolet.
Combien de fois, en effet, Abane ou Krim avaient échappé aux barrages de l’armée française alors qu’ils étaient transportés par le Pr Chaulet? Lui et son épouse étaient des membres actifs des réseaux clandestins du FLN. Ni les arrestations, ni les intimidations ni le harcèlement de la police n’ont pu le dévier de son combat pour que l’Algérie se libère du joug colonial.
Le Pr Chaulet a été expulsé en France durant la Guerre d’Algérie mais a réussi, avec sa femme Claudine qui avait également épousé la cause algérienne, à rejoindre le FLN en Tunisie où il a continué ses activités de résistant à la fois comme médecin et comme journaliste au journal El Moudjahid. Il est l’un des membres fondateurs de l’agence de presse algérienne APS, à Tunis en 1961. A Tunis, il retrouve Abane à la rue des Entrepreneurs où était le siège du journal El Moudjahid.
Il a effectué des opérations secrètes avec les combattants du FLN. De même qu’il a accompli avec brio et conviction de nombreuses missions pour le Gouvernement provisoire de la République algérienne (Gpra) en Tunisie et dans d’autres pays.. D’origine française, le Pr Chaulet a acquis la nationalité algérienne en 1963 conformément aux principes du FLN contenus dans l’appel du 1er Novembre 1954, qui a déclenché la guerre. Fonctionnaire de l’Etat algérien en qualité de professeur de médecine, il était expert de la tuberculose auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 1981. Pierre Chaulet est notamment connu pour son travail remarquable dans la lutte contre la tuberculose, qu’il a initiée au lendemain de l’indépendance. Il a été élu à la première Assemblée populaire communale de la ville d’Alger, élu comme vice-président de l’Observatoire national des droits de l’homme (1992-1996), puis chargé de mission pour la santé auprès du chef du gouvernement (1992-1994). Durant la tragédie nationale des années 1990, il a été menacé de mort et forcé à un exil de plus de quatre ans. A son retour, et bien qu’ayant pris sa retraite, il a apporté sa contribution d’expert OMS et de consultant en santé publique au ministère de la Santé et au Conseil national économique et social. Avec Claudine, qui a été professeure de sociologie à l’Université d’Alger, il a co-écrit un livre relatant leur itinéraire: «Le choix de l’Algérie: deux voix, une mémoire», sorti en 2012 aux éditions Barzakh. Les sacrifices de ce grand homme sont-ils vains? Son héritage intellectuel, politique et de militant est-il parvenu aux nouvelles générations? Il y a quelques années, il confiait à des amis qui lui sont proches qu’il aurait souhaité apporter sa contribution au plan politique dans son pays, l’Algérie. L’indépendance du pays acquise, le Dr Chaulet a attendu, attendu… mais on n’a jamais frappé à sa porte pour le solliciter ne serait-ce que pour une carrière diplomatique.
Ainsi meurent les héros. Dans la grandeur et la dignité. Selon un de ses proches, le Pr Chaulet a demandé à être enterré à côté de la tombe d’Henri Maillot, un autre pied-noir qui avait rejoint les rangs des indépendantistes, au cimetière chrétien d’El Madania à Alger.*L’Expression-06.10.2012.
*photo: Le couple Chaulet
*Témoignage du Pr Mohamed Lakhdar Maougal, universitaire
«Il symbolise l’Algérie résistante face aux injustices»
L’Expression: Que représente pour vous le professeur Pierre Chaulet?
Pr Mohamed Lakhdar Maougal: Je savais que Pierre Chaulet était bien malade. Madame la consule d’Algérie à Besançon, Aïcha Kassoul, tenait à l’inviter à une table ronde à Belfort autour de la guerre de Libération nationale pour le 1er Novembre. J’ai alors cherché à le contacter. Ma collègue et amie Khaoula Taleb m’avait alors dit que la chose n’était pas faisable vu son état de santé. J’apprends ce matin son décès avec une grande tristesse. Pierre et son épouse Claudine ont incarné avec quelques autres Algériens d’origine française, l’Algérie combattante, démocratique, tolérante, altruiste et dévouée.
Pour moi, Pierre Chaulet c’est l’Algérie militante francophone (la langue française est sa langue maternelle, la langue de sa différence exclue par le triptyque des prétendues constantes nationales). Il a toujours été présent et jusque dans les moments les plus durs et les plus critiques.Mais derrière cet homme à la carrure imposante se profilent les frêles silhouettes de Yveton, Maurice Audin, Kréa, Senac, Steiner, Greki et de tant dautres qui ont eu l’Algérie au coeur. Militant de la cause nationale, il sera dans le staff qui collabore étroitement avec Abane Ramdane et Benkhedda Benyoucef. A son exemple, ses soeurs s’engagent elles aussi dans les rangs de l’Algérie combattante (voir le récit de Anne-Marie Chaulet Louanchi). L’apport cardinal de Pierre Chaulet c’est d’avoir gagné à la cause algérienne un jeune médecin martiniquais, qui deviendra le théoricien de la guerre d’Indépendance algérienne, Frantz Fanon. Pierre devra ensuite se réfugier à Tunis pour collaborer très étroitement à créer et monter le premier journal de l’Algérie combattante El Moudjahid. Mais son travail sera vite orienté vers la médecine dans sa spécialité de pneumologie. Pierre Chaulet a eu le bon réflexe de laisser un témoignage de l’engagement de l’Algérie francophone dans le combat libérateur même si encore aujourd’hui des esprits chagrins et bornés continuent à confondre la francophonie militante tiers-mondiste, anticoloniale avec la francophilie des larbins.
Selon vous, pourquoi Pierre Chaulet a demandé a être enterré à côté de la tombe d’Henri Maillot, au cimetière chrétien d’El Madania à Alger?
Tout est là. C’est très symbolique. Son voeu d’être enterré à côté de la tombe d’Henri Maillot, au cimetière chrétien d’El Madania à Alger, symbolise l’Algérie résistante aux injustices. .*L’Expression-06.10.2012.
**Reda Malek: »Il était sur tous les fronts »
Il avait connu Pierre Chaulet, aux premières heures de la Guerre de libération. Reda Malek, ancien chef du gouvernement et ancien directeur du quotidien El Moudjahid, organe central du FLN, relate dans cet entretien les qualités de celui qui a sacrifié toute sa vie au service de l’Algérie.
L’Expression: Le moudjahid Pierre Chaulet est décédé. Vous qui l’aviez connu, quel était son rôle pendant la guerre de Libération?
Réda Malek: Encore une fois, l’Algérie perd l’un de ses dignes fils. Un brave et valeureux, qui a défendu l’Algérie durant toute sa vie. Très jeune, il était épris de justice. Tôt, il manifesta sa prise de conscience et ses positions pour défendre le peuple algérien, broyé par la machine coloniale. Il faisait partie de ces Français d’origine, qui militaient aux côtés du peuple algérien, et aux premiers rangs, contre le colonialisme français. Il faisait partie de cette mouvance menée avec bravoure par l’archevêque d’Alger, le Cardinal Duval, Henri Alleg, André Mandouze, professeur à l’Université d’Alger, qui fonda en 1954 la revue «Consciences maghrébines», dans laquelle Chaulet avait affiché ses positions anticolonialistes. Fidèle à ses engagements humanistes et chrétiens, il dénonça les effets du colonialisme sur les colonisés mais aussi les survivances de l’idéologie coloniale et ses effets bien réels sur la société française actuelle.
Que dire de Pierre Chaulet en tant qu’homme et militant de la cause algérienne?
C’est un humaniste, un militant des causes justes. Un intellectuel averti et avisé. Que c’était, dès son jeune âge, un militant politique anticolonialiste, honnête, fermement engagé et responsable, qui a mis toute sa vie au service de l’Algérie pour son indépendance, mais aussi pour que l’Algérie des justes soit bâtie. Très jeune, Pierre Chaulet manifestait déjà son identité politique. Ainsi, bien avant la Révolution, il s’est montré un militant politique anticolonialiste, honnête, fermement engagé et responsable, faisant partie de ceux qui, par leur engagement dans l’action politique auprès du FLN, sont arrivés à conduire le destin du peuple algérien à son émancipation. Ne s’arrêtant pas là, Chaulet a continué son combat politique. Il était aux côtés des Algériens durant toute sa vie. Arrive le 1er Novembre, il rejoint les rangs de la Révolution algérienne à Alger en véritable militant de la cause algérienne s’engageant corps et âme. Ainsi, tôt, il se retrouva aux premiers rangs de la Révolution. Aux côtés d’Abane Randane, Benyoucef Benkhedda, et le docteur Lamine Debaghine, il se distingua par sa présence et son utilité avérée.
Grâce à lui, les dirigeant du CCE, direction centrale du FLN, se sont frayé un chemin durant la «Bataille d’Alger», pour fuir la capitale et rejoindre le maquis. En effet, c’était lui qui avait fait sortir Abane Ramdane d’Alger pour rejoindre le maquis avant de prendre le chemin vers la Tunisie. Ses activités ne s’arrêtaient pas là, il avait même rejoint la rédaction d’ El-Moudjahid en 1956, où nous avions beaucoup travaillé ensemble. Il était d’un apport considérable. En plus de ce travail à l’intérieur des rangs de la Révolution algérienne, Pierre Chaulet, en compagnie d’André Mandouze, avait surtout servi de pan pour lier et renforcer les relations entre le Gouvernement provisoire de la république algérienne (Gpra) et l’église catholique que dirigeait l’archevêque, le Cardinal Duval, plaidant tous ensemble pour l’indépendance de l’Algérie. C’est dire, à l’évidence, que Pierre Chaulet se trouvait sur tous les fronts du combat mené par le peuple algérien pour le recouvrement de son indépendance. Son refus de l’arrogance, de l’oppression et l’injustice du système colonial sont autant de facteurs qui l’ont poussé, ainsi que son épouse Claudine Chaulet, à s’engager dans la Révolution. Ils étaient des progressistes et des militants de gauche. L’injustice révoltante est ce qui a guidé Pierre et Claudine à faire leur choix. C’est ce qui les a poussés à agir, à travailler dès le début dans le cadre du FLN, et à faire le choix de l’Algérie. Ils étaient Algériens à part entière.
Peut-on dire, donc, que Pierre Chaulet a inscrit son combat pour les causes justes même après l’Indépendance?
Après l’Indépendance, Pierre Chaulet resta en Algérie et décida lui et ses compagnons de lutter contre la tuberculose et se sont lancé le défi d’éradiquer cette maladie. Ils ont, en effet, réussi à relever ce défi.
Et encore, il a milité pour une médecine publique et gratuite. Il en a toujours mis son art et son génie au service de la médecine publique. Il l’un des membres fondateurs de l’APS, à Tunis en 1961.
Le Pr Chaulet a acquis la nationalité algérienne en 1963 conformément aux principes du FLN contenus dans l’appel du 1er Novembre 1954, qui a déclenché la guerre de Libération. Puis arriva, le terrorisme, le révolté, l’homme aux causes justes ne savait pas se taire. Il ne cachait pas ses positions, c’était même impossible pour lui d’assister indifférent au mal qui frappait de plein fouet l’Algérie. Il s’est toujours senti le devoir d’agir et de servir l’Algérie. D’où, les groupes terroristes lui ont adressé des menaces de mort.
C’était à la Rue Didouche Mourad que les terroristes lui ont bien signifié qu’il sera, à son tour, assassiné. Il quitta l’Algérie, mais sans tarder il y revient. Avec sa femme Claudine, ils ont d’ailleurs immortalisé leur combat et leur choix pour défendre et vivre en Algérie. Ainsi, ils ont co-écrit leurs mémoires: «Le choix de l’Algérie: deux voix, une mémoire», (sortie en 2012 aux éditions Barzakh. Dans ce livre, l’Algérie se retrouve elle-même, se reconnaît comme dans un miroir en ce qu’elle a de meilleur. Peut-on être plus Algérien que ce couple de souche française dont la rectitude, le courage et le sang-froid restent indissociables de l’une des plus prodigieuses insurrections nationales du XXIe siècle? Et enfin, il faut bien dire et le répéter que pour l’Algérie, Pierre Chaulet constitue un symbole de la Révolution algérienne et son ouverture sur le monde universel..*L’Expression-06.10.2012.
**Le Choix de l’Algérie: Deux voix, une mémoire (*) de Pierre et Claudine Chaulet
Une leçon de piété humaniste
Le cas moral extraordinaire, mais humain, de l’époque de la lutte de Libération nationale, a fait que, de cheminement en cheminement, l’engagement militant et l’universelle amitié ont mené à l’amour absolu du coeur et de la liberté Pierre et Claudine, deux combattants de souche française pour l’Algérie sur la terre algérienne. C’est l’essence même du sujet Le Choix de l’Algérie: Deux voix, une mémoire (*) de Pierre et Claudine Chaulet; et de la réalité singulière de leur fantastique vécu, les deux auteurs ont voulu tirer moins des péripéties surprenantes pour émouvoir que des états d’âme inaltérables, les leurs et ceux de leurs camarades militants de la cause nationale algérienne.
L’Algérie libre
Dans ce gros livre, publié avec une préface impeccable de Rédha Malek, ce qui intéresse le couple Chaulet, et à raison, c’est d’exposer librement, sans éluder aucune des chausse-trapes des événements en question, l’aspect psychologique, et donc humain, de leur choix de l’Algérie. En d’autres circonstances, certains diraient peut-être avec l’écrivain français Louis Teissier du Cros: «On ne choisit pas, on est choisi.», – ce qui est ici parfaitement juste, car l’Algérie révolutionnaire a aussi bien choisi Pierre et Claudine Chaulet qu’ils se sont eux-mêmes mis spontanément à la servir. Cependant, je voudrais encore ajouter cette pensée personnelle qui sied, me semble-il, à l’âme libre et responsable de nos deux glorieux concitoyens: «Ce qui fait battre mon coeur et me tient en vie, ce n’est rien autre au monde que mon pays auquel je dois mon amour et cette généreuse vérité.»
Le couple Chaulet a exprimé sa volonté, chacun sans doute différemment, mais la commune volonté peinte dans le livre, qu’ils ont écrit ensemble, tend nécessairement aux effets; elle explique la réalisation totale et complète, en toute conscience, de leurs déterminations à s’engager pour la liberté et l’indépendance de l’Algérie, plus précisément pour l’Algérie libre et indépendante. De là vient que leur militantisme et leur action ne cessent de suivre le chemin de la pensée à l’action et de l’action à la pensée, luttant ainsi contre le tragique de l’aporie par le choix définitif de se révéler à eux-mêmes la vérité matérielle, historique, philosophique, sociologique du fait algérien qu’ils considèrent comme une entité incontestable, donc possible. Et, finalement, ce sera pour eux un héritage exclusif de liberté, de souvenirs vertueux, d’enthousiasme, de foi, d’énergie et d’héroïsme, – et même surtout d’âme nationale. Autrefois, dans l’épreuve de la lutte de Libération nationale et aujourd’hui, dans l’Algérie indépendante, quel nationaliste algérien n’a-t-il pas entendu parler du militantisme révolutionnaire exceptionnel du couple Chaulet? Rédha Malek résume, en quelques lignes, ce que je pourrais appeler leur force d’âme, c’est-à-dire «la fortitude» qui fait se tenir fermes les justes contre l’ennemi; ces quelques lignes, extraites de sa préface à leur livre, les voici: «On peut dire que ce couple heureux a scellé son bonheur dans le combat pour l’Algérie. Algériens, ils ont choisi de l’être à part entière, d’une manière raisonnée et inconditionnelle. Lorsqu’on prend au mot les idéaux de notre jeunesse, ils deviennent fatalement la pierre de touche de notre manière de penser et d’agir. Tel est le secret de l’engagement de Claudine et Pierre et naturellement de l’amour qu’ils vouent à ce pays. Élevé dans une ambiance de christianisme social, Pierre intériorisa de bonne heure sa foi et puisa dans son éducation une idée intransigeante de la justice. Quant à Claudine, elle est issue d’une vieille famille républicaine: grands-parents instituteurs, fervents de l’école laïque; une mère professeure et un père officier aux convictions démocratiques bien ancrées. Le Deuxième Conflit mondial, l’occupation de la France, puis l’exode ont forgé le caractère de la petite Claudine et lui ont inculqué à jamais la haine de l’oppression.» Pour autant, en écrivant leur autobiographie, les Chaulet restent d’une émouvante modestie: «Ce livre n’est pas une histoire de l’Algérie contemporaine avant et après l’indépendance. C’est volontairement que nous avons choisi de raconter la chronique de nos deux vies, si différentes dans leurs origines puis totalement confondues après notre mariage, même si les événements traversés n’ont pas été vécus et ressentis de la même façon par chacun d’entre nous. Cette façon de progresser dans l’Histoire et dans notre histoire, nous avons tenté de la restituer en rédigeant ce journal à deux voix. Nous avons fait cet effort de mémoire d’abord pour nos petits-enfants: Victoire, Céleste, Alice, Yahia.
Fiers de leur choix
Pour leur faire découvrir un monde et une époque qu’ils n’ont jamais connus et qu’ils ne peuvent imaginer, et surtout leur faire comprendre les racines de notre engagement, et ses prolongements dans notre itinéraire professionnel et politique.» Notons que Pierre Chaulet, né à Alger, le 27 mars 1930, était médecin pédiatre et Claudine, née à Longeau (France), le 21 avril 1931 (joyeux anniversaire à nos deux octogénaires!), était enseignante et chercheur en sociologie. «L’itinéraire des Chaulet est, poursuit Rédha Malek dans sa préface, d’une certaine manière, le reflet fidèle d’une révolution à laquelle ils ont participé de bout en bout. [...] À l’heure où les repères se perdent, où l’habileté remplace la vertu, et le clientélisme médiocre le principe de souveraineté, Claudine et Pierre Chaulet sont demeurés debout et fiers de leur choix d’il y a un demi-siècle. Une leçon de choses magistrale qui, à tous égards, s’adresse à nous tous et à nos enfants.» Ici, définitivement l’ambiguïté des appartenances est effacée et le choix complexe et passionnant d’une identité voulue est mis à l’honneur de tous les honneurs. Le récit-témoignage développé dans Le Choix de l’Algérie, deux voix, une mémoire de Pierre et Claudine Chaulet s’ouvre par une épigraphe humaniste qui interpelle les intelligences soumises aux prétextes, la voici dans le texte original d’un dialogue très explicite au cours de l’équipée de Smaïl, un jeune Arabe, avec Fournier, un résistant français: «Bon. Mais en ce qui me concerne, quelle peut bien être ma patrie? – Là où tu veux vivre, sans subir ni infliger l’humiliation.» La citation est extraite du roman, prix Fémina 1948, Les Hauteurs de la ville d’Emmanuel Roblès, un autre ami de l’Algérie et de la littérature algérienne. Toutefois, le travail de mémoire des Chaulet porte sur une aventure vraie, et de l’avoir publié en Algérie est très significatif de leur choix, aussi. Les deux voix s’alternent en harmonie avec la démarche du récit, l’opportunité de l’expression et la spontanéité du sentiment. Les auteurs ne sont pas des historiens professionnels, à ceux-ci, ils laissent «le soin d’établir les recoupements, de compléter et enrichir les analyses des événements auxquels [ils ont] été mêlés.» Par contre, l’organisation du récit – des séquences du récit – renforce l’intérêt de le lire, étape par étape, comme pour aller effectivement sur de longs chemins de vie. Dans l’«Introduction», Pierre et Claudine évoquent leur «rencontre» dans la famille Mandouze, le 21 décembre 1954 «pour discuter du futur numéro de la revue Conscience Maghribine.» Mais ils auront «à recueillir» des responsables politiques du MTLD: A. Mehri et S. Louanchi,…
Puis ils consacrent cinq «livres» à leur multiple itinéraire, tout en incluant un cahier de
photographies-souvenirs: 1. «Deux jeunesses parallèles, 1930-1958 (Pierre et Claudine)»;
2. «L’engagement, 1955-1962 (Alger-Paris, 1955-1957. Tunis, 1957-1962)»; 3. «Dans l’Algérie indépendante, 1962-1994, séquences de vie et de militantisme très détaillées)»; 4. «L’exil, 1994-1999, Paris-Genève, 1994-1998 (second exil). Pierre autour du monde)»; 5. «À Alger depuis 1999: Vivre, conclusion en forme provisoire» et «Épilogue». Suivent des «Textes à l’appui», un «Index des noms» et un «Index des sigles». Le lecteur retrouvera des lieux (villes, villages, quartiers, régions, paysages) et des personnages (politiques, culturels, combattants,…) familiers de la lutte de libération nationale dont la longue liste est dans l’index des noms. Racontées par Pierre ou Claudine, on lira avec intérêt et admiration des séquences peu connues sur les activités politiques, sociales, culturelles des militants hommes et femmes et sur les opérations des combattants conduites pour la libération du pays.
Fidélité
De pleines pages décrivent la personnalité et les démarches d’un grand nombre d’étrangers amis qui ont soutenu le combat juste du peuple et des travailleurs algériens sous la direction historique du FLN et de l’ALN. L’oeuvre magnifique de Pierre et Claudine Chaulet est un immense enseignement pour les hommes de conscience en quelque lieu qu’ils se trouvent empêchés de vivre libres. La substance de leur choix est encore dans ces lignes qui sonnent comme de puissants échos d’un duo de voix: «À aucun moment, nous n’avons éprouvé la sensation ni la capacité de changer le monde. Mais nous étions convaincus de participer à notre place à une phase historique de bouleversement de la société algérienne, sortant de la dépendance coloniale pour se trouver plongée dans les nouveaux rapports mondiaux. Nous étions pris, et le sommes encore, par une histoire qui nous dépasse, au sein de laquelle nous avons essayé de garder lucidité, fidélité, espoir et humour.» En conclusion, de l’ouvrage Le Choix de l’Algérie, deux voix, une mémoire de Pierre et Claudine Chaulet, quel être humain ne tirerait-il pas quelque forte leçon de bonheur de vie? Oui, il faut du courage et du talent pour aimer vraiment l’Algérie d’hier, d’aujourd’hui et de demain et la mériter sans conteste…*L’Expression-06.10.2012.
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C’est un monument de la cause algérienne qui s’en est allé hier. … C’est une pépite à la valeur inestimable du combat émancipateur du peuple algérien, un juste parmi les justes que l’Algérie vient de perdre à jamais.
Pierre Chaulet est décédé hier, à Montpellier, des suites d’une longue maladie. Il sera rapatrié lundi et inhumé mardi à Alger (conformément à sa volonté), la ville qui l’a vu naître, où il a vécu et combattu sa vie durant. Jusqu’à ses ultimes instants de vie, le professeur Chaulet a voulu et désiré ardemment sa patrie. Hospitalisé depuis plusieurs mois en France, le professeur Chaulet demandait à rentrer chez lui pour dormir enfin du sommeil du juste. Avec Claudine, son épouse et compagne de lutte, Pierre Chaulet a frayé toute sa vie avec le mouvement national, a connu et fréquenté ces «grands» hommes, chevilles ouvrières et anonymes porteurs d’eau ; il était acteur et témoin de ces événements charnières. Le couple mythique de la Révolution algérienne abhorrait les feux des projecteurs et la rhétorique patriotarde ; il cultivait dévotement la discrétion, la modestie. Leur engagement pour l’indépendance de l’Algérie et au-delà, authentique et désintéressé, a forcé le respect de plusieurs générations d’Algériens.
«Non-musulmans, ils avaient, eux, de manière spécialement vitale, besoin d’une nation algérienne», écrivait l’historien Gilbert Meynier à propos de cette «mince frange» de pieds-noirs et de juifs d’Algérie engagés dans la lutte de Libération nationale. Car du point de vue de l’identification nationale, les pieds-noirs nationalistes algériens FLN, «furent d’authentiques Algériens, étrangers qu’ils étaient tant au communautarisme de base des Arabo-Berbères qu’au communautarisme mahométan universel ; et parce qu’ils avaient pratiquement rompu avec leur communauté originelle tant leur engagement était exceptionnel».
Pierre Chaulet n’aimait pas cette présentation un tantinet cajoleuse mais biaisée aux entournures. «Gilbert (Meynier) écrit ce qu’il veut», nous répondit, excédé, le professeur qui aimait se définir comme un «militant FLN, canal Abane» Pour Pierre Chaulet, leur engagement «naturel» était «l’illustration que la guerre n’était pas raciste, confessionnelle ; que des gens génétiquement pas Algériens se considéraient comme tels, en tant que partie prenante de l’Algérie en combat».
En parlant de lui, son vieil ami et compagnon de route, Rédha Malek, ne tarissait pas d’éloges : «Son sens précoce de la justice face aux inégalités s’est aiguisé au fil des ans et s’est épanoui au cours de la Révolution», disait le négociateur des Accords d’Evian.
«Militant FLN, canal Abane»
1er Novembre 1954 au soir. Pierre Chaulet apprend de son ami Mohamed Laichaoui, journaliste et militant du MTLD, le déclenchement de la lutte armée. Contrairement à Camus et aux centaines de milliers d’Européens d’Algérie, Chaulet n’avait pas choisi le parti de sa «mère», mais l’Algérie, le parti de la justice. «Il était clair pour moi que j’étais non seulement solidaire d’un camp, mais dans un camp : je n’avais pas à faire de choix», racontait-il. Pierre Chaulet avait 24 ans. Il venait de terminer ses études de médecine.
Dans Majallat Et Tarikh (édité par le Centre national d’études historiques, 1984), il se dit «né à Alger de parents nés eux-mêmes en Algérie, élevé à Alger. Responsable dans des mouvements de jeunesse chrétiens, je n’appartenais à aucun parti. Je ne parlais pas arabe. J’avais un avenir, simplement tracé, de promotion sociale par les études universitaires. Un Européen algérois ordinaire ? Pas exactement, car au-delà du milieu étudiant, j’avais des amis algériens dont, depuis deux ans, j’étais devenu étroitement solidaire. En rappelant comment ces amitiés ont pu se nouer et se transformer en solidarité de lutte, on peut espérer faire comprendre pourquoi mon engagement paraissait naturel en tant qu’aboutissement d’une évolution personnelle et exceptionnel, puisque, en situation coloniale, les rencontres à égalité sont contraires à l’ordre des choses».
«Je ne regrette rien… surtout pas d’avoir espéré»
A l’indépendance, Pierre Chaulet reste sur le pied de guerre. Dans la santé publique, l’aura du professeur Chaulet frise le mythe. L’organisation de la lutte contre la tuberculose, son éradication presque, c’est essentiellement lui. Il ne quittera son pays (pour la Suisse) que forcé, en 1994. Son nom figurait sur une liste de personnalités à abattre par les groupes islamistes armés. «Deux phénomènes, plaisantait-il, m’ont poussé à quitter l’Algérie : les paras et les barbus.» Au crépuscule de sa vie, Chaulet disait ne rien regretter de ses choix et engagements : «Je ne regrette surtout pas d’avoir espéré (conférence à Alger, 19 décembre 2006). Grâce aux compétences acquises, à l’engagement et à la vigilance d’hommes et de femmes conscients des réalités actuelles, issus des nouvelles générations formées après l’indépendance et grâce à elles, j’espère encore. Malgré tout.»
Bio express :
Né à Alger le 27 mars 1930, de parents catholiques sociaux engagés dans le syndicalisme chrétien, eux-mêmes nés en Algérie, il effectue ses études primaires et secondaires au collège Notre-Dame d’Afrique, puis des études de médecine à Alger. C’est à l’université, entre 1947 et 1950, qu’il prend conscience des limites du réformisme social ainsi que de la puissance du juste mouvement d’émancipation des peuples anciennement colonisés. Devenu responsable de mouvements de jeunesse éducatifs catholiques (notamment par le scoutisme), il participe aux contacts entrepris en 1951 entre les responsables de mouvements de jeunesse en Algérie. Il contribue à la création de l’Association de la jeunesse algérienne pour l’action sociale (AJAAS) en 1952 et devient membre du comité de rédaction de la revue Consciences Maghrébines (1954-1956).
A partir de décembre 1954, Pierre Chaulet milite à Alger dans le FLN (transport et hébergement de militants et responsables clandestins – dont Ramdane Abane et Larbi ben M’hidi –, soins aux malades et aux blessés, diffusion des tracts du FLN et d’El Moudjahid clandestin). Correspondant du journal l’Action (Tunis) de décembre 1955 à février 1957, il est arrêté une première fois en novembre 1956 en même temps que sa sœur, puis relâché faute de preuves ; il est encore arrêté et emprisonné à Serkadji en février 1957, puis expulsé d’Algérie en mai 1957. En décembre 1957, il soutient sa thèse de doctorat en médecine à Paris et rejoint Tunis, où son épouse Claudine et son fils Luc l’ont précédé. Il participe alors régulièrement, jusqu’en juillet 1962, à la rédaction d’El Moudjahid (en langue française) et à diverses activités développées dans le cadre du ministère de l’Information du GPRA (centre de documentation, commission cinéma-son) tout en poursuivant son activité professionnelle de médecin spécialiste dans la santé publique tunisienne et au service de santé de l’ALN-FLN (base de Tunisie). Il participe aux groupes de travail chargés de préparer des dossiers pour les pourparlers algéro-français qui aboutiront aux Accords d’Evian.
Après l’indépendance, sa carrière professionnelle est consacrée à la santé publique. La nationalité algérienne lui ayant été officiellement reconnue en juillet 1963, il est d’abord médecin spécialiste à temps plein, puis assistant et enfin maître de conférences agrégé à la clinique de pneumo-phtisiologie du CHU Mustapha jusqu’en 1971, avant de devenir professeur chef de service de pneumo-phtisiologie au CHU de Beni Messous de 1972 à 1994. C’est à ces postes qu’il contribue, avec ses collègues, à l’organisation de la lutte contre la tuberculose au niveau national et qu’il développe, par l’enseignement et la recherche, des stratégies de prise en charge des principales maladies respiratoires en Algérie. Parallèlement, il est élu délégué à l’Assemblée populaire communale d’Alger de 1967 à 1971, et vice-président de l’Observatoire national des droits de l’homme de 1992 à 1996.
De juin 1992 à février 1994, il est chargé de mission (pour le secteur de la santé) auprès du chef du gouvernement (Belaïd Abdesselam, puis Rédha Malek).En février 1994, directement menacé par le terrorisme islamiste, Pierre Chaulet s’exile à Genève où il travaille pendant quatre ans et demi comme médecin de l’OMS dans le Programme mondial de lutte contre la tuberculose, accomplissant à ce titre de nombreuses missions en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie. De retour à Alger depuis 1999, il fait partie du Comité national d’experts de la tuberculose et des maladies respiratoires auprès du ministre de la Santé et devient consultant en stratégies de santé publique auprès du Conseil national économique et social depuis 2006.*El Watan-06.10.2012.
**Pierre Chaulet rejoint l’éternel
L’Algérie, qui sait reconnaître les siens, vient de perdre en la personne du professeur Pierre Chaulet un homme de conviction et de courage. Avec tous les risques que cela comportait, il a lutté contre le colonialisme français, notamment en effectuant des opérations secrètes avec des moudjahidine, et a, plus d’une fois, transporté dans sa «2 chevaux » de hauts responsables du FLN traqués par les militaires français. Né le 27 mars 1930 en Algérie, dans une famille issue du peuplement colonial français, mais engagée dans différentes organisations du courant. «catholique social » (syndicats ouvriers, scouts…), Pierre Chaulet a très tôt pris conscience de l’insoutenable condition de ces millions d’autres Algériens, les « indigènes », qu’un abîme de ségrégations empêchait d’être ses frères et concitoyens. Cette prise de conscience s’aiguisera au contact de militants nationalistes de tous bords, rencontrés à la Faculté d’Alger où il préparait son doctorat de médecine. Elle prendra, le 21 novembre 1954 (soit trois semaines seulement après le déclenchement de la Révolution), la forme d’un engagement total pour l’indépendance de l’Algérie, au sein du Front de libération nationale (FLN). Cet engagement, si périlleux lorsque l’on se remémore que le FLN n’était alors qu’une petite organisation embryonnaire, sera aussi, et simultanément, celui de son épouse, Claudine Guillot-Chaulet, née en France dans une famille républicaine et humaniste installée en Algérie dès 1946. Le défunt a acquis la nationalité algérienne au lendemain de l’indépendance de l’Algérie et s’est mis, avec Claudine, au service de l’Algérie indépendante, dans son œuvre de construction et de développement. Professeur de médecine pendant plus de vingt ans, il occupera plusieurs postes de responsabilité, pour son expertise mais aussi et surtout pour son amour de son pays. Il a co-écrit avec son épouse, qui était professeur de sociologie à l’université d’Alger, un ouvrage relatant leurs mémoires, sorti cette année aux éditions Barzakh, sous le titre “Le choix de l’Algérie : deux voix, une mémoire”. Il reposera, désormais, et conformément à sa volonté, aux côtés d’un autre monument de la révolution, Henri Maillot, au cimetière chrétien d’El Madania. *La DépécheDeKabylie-06.10.2012.
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