La fin de l’enfant roi ?
Enfants perturbés, parents déboussolés, psys débordés : Dolto est plus que jamais contestée. La célèbre psychanalyste serait-elle passée de mode, ou victime de son succès ?
Il y a un peu plus de trente ans, une voix s’élevait à la radio pour défendre « la cause des enfants ». Pour la première fois, une pédiatre et psychanalyste parlait aux parents de leurs « devoirs » vis-à-vis de leurs enfants, de leur rôle d’éducateurs et d’« écouteurs ». Chaque jour sur France Inter, de 1976 à 1978, Françoise Dolto a répondu aux interrogations des parents, toujours concrète, pratique, avec un charisme inouï et ces « fulgurances » que tout le monde lui reconnaît encore aujourd’hui. L’enfant n’est pas un « petit animal domestique » qui doit être dressé mais est « une personne », répétait-elle inlassablement, un « être de langage » à qui il ne faut rien cacher « des vérités qui le concernent », un être de « désir » et d’« intelligence », accessible aux explications, que ses parents doivent soutenir et accompagner dans son développement. « Lorsque l’enfant paraît » connaît un immense succès : mille lettres de parents sont lues à l’antenne. Le phénomène Dolto était né. La grande dame de la psychanalyse aux allures de grand-mère idéale, disparue en 1988, révolutionnait l’éducation des enfants. Deux générations plus tard, elle est toujours au coeur des débats sur l’enfance. Snobée par une partie des psychanalystes, qui lui reprochent son hyper-médiatisation, elle est aussi contestée par un nombre croissant de pédiatres et de psychothérapeutes, constatant chaque jour dans leur cabinet les dérives d’une éducation laxiste, centrée sur le seul désir des enfants. Et si, en libérant les enfants, Françoise Dolto avait aliéné les parents ? Du credo « l’enfant est une personne », on aurait ainsi subrepticement glissé vers l’enfant roi, puis l’enfant tyran. Ses nombreux défenseurs jurent que Dolto n’a jamais prescrit l’effacement de l’autorité parentale, bien au contraire, et que si la place de l’enfant est au centre de la famille, il ne doit pas occuper le centre tout entier de la vie familiale. Mal comprise, peut-être. Piégée par une vulgarisation excessive de son discours, certainement. Françoise Dolto, dont on célèbre le centenaire de la naissance ces jours-ci *, serait en tout cas stupéfaite d’assister aujourd’hui à une déferlante d’ouvrages sur le retour de l’autorité et la multiplication des appels à la sévérité. Sans parler de la réapparition de l’instruction civique à l’école et des polémiques qui ont secoué la classe politique sur la détection de la délinquance dès l’âge de 3 ans. Simple retour de balancier ? Tout le monde s’accorde à dire en tout cas que les parents n’ont jamais été aussi perdus face à des enfants qui, enivrés de liberté et d’autonomie, ne vont pas très bien non plus. Question de méthode ou question d’époque. « Le Figaro Magazine ».
L’enfant occupe une place centrale
Un dimanche au Jardin d’Acclimatation, près de Paris. Une vingtaine d’enfants sautillent cul par-dessus tête sur des trampolines. Sept minutes de récréation en apesanteur. Pas une de plus. Le temps écoulé, le responsable de l’animation intervient comme il se doit, chrono en main. Pas facile de dompter ces mômes montés sur ressorts. Quelques durs à cuire réclament en braillant « encore un tour ! » ou « deux minutes de rab parce qu’avec papa, c’est toujours comme ça ». La tension monte. Question de timing. Question d’éducation et de politesse aussi, mais les contraintes infligées au nom de la collectivité ne font pas toujours partie des nouveaux réflexes éducatifs. « Je vais t’offrir une glace », propose une mère en pleine négociation avec sa fille. A côté, un père a déjà attrapé son fiston par le bras. Fin des tractations. « Ils ne savent plus y faire avec les enfants », murmure une arrière-grand-mère en dodelinant de la tête. Ces rébellions de bacs à sable resteraient anecdotiques si elles n’étaient l’écho d’une réalité plus grave propre à nos chères têtes blondes. A l’école et dans les familles, les problèmes d’autorité se multiplient. « Les parents ne savent plus répondre aux frustrations de leurs enfants », constate la psychiatre Catherine Rioult, qui voit un nombre croissant de parents consulter pour des caprices ou des crises de nerfs. « Beaucoup n’osent pas les affronter car ils ont peur que leurs enfants ne les aiment plus. » Didier Pleux, psychothérapeute et psychologue clinicien à Caen, auteur d’un deuxième pamphlet anti-Dolto publié ces jours-ci, va même plus loin : « Beaucoup d’enfants montrent des attitudes omnipotentes, un refus de toute contrainte, une volonté de contourner les adultes et les parents en particulier. »
l’enfant dans la famille contemporaine… les parents complètement désorientés - Le malaise gagne l’école, où les instits se plaignent d’avoir face à eux des petits tyrans et des parents déboussolés, qui s’en remettent au corps enseignant pour éduquer leur progéniture tout en se mêlant des programmes. « Ils se déchargent sur nous, résume Virginie, qui enseigne en CM2 en région parisienne. Pour eux, l’école c’est très bien. » Mais la confiance a ses limites. Marie-Pascale, qui enseigne depuis trente ans à des classes de primaire à Dijon, se souvient encore avec stupéfaction de parents d’élèves qui s’étaient plaints d’un enseignant au motif qu’il ne donnait pas la parole en classe à leur enfant dès que ce dernier la demandait. « Pour eux, leur enfant est unique au monde et doit être traité comme tel », confie-t-elle, perplexe. Anne, qui enseigne en CE2 à Paris, a dû faire face à une rébellion de parents après une classe découverte : la visite d’une exposition sur l’histoire de la capitale aurait « angoissé » ces chers petits ! Tout le monde s’accorde à dire qu’en matière d’éducation, les parents d’aujourd’hui sont totalement désorientés. « Ils n’ont jamais été aussi perdus et seuls », affirme même le pédopsychiatre Stéphane Clerget. Selon un sondage publié il y a quelques jours *, plus des trois quarts (77 %) déplorent que leurs enfants soient « trop gâtés » et 71 % avouent qu’ils contentent « trop » les désirs de leur progéniture. Quel aveu d’impuissance ! Dans la famille contemporaine, classique ou non, l’enfant occupe une place centrale. Les Clara, Adrien, Chloé s’affichent sur les boîtes aux lettres, sur les interphones. Des voix enfantines babillent sur les répondeurs. On s’amuse de voir des minots se servir dans le réfrigérateur sans rien demander à personne. Peu importe les détails, disent certains, on les aime ces petits. On les gâte matériellement alors que les désirs de ces appétits insatiables sont attisés en permanence par une société d’hyper-consommation. Difficile de donner l’exemple quand les adultes sont eux aussi soumis à cette surenchère de biens. Les magazines people n’hésitent plus à exposer les anniversaires des babies stars d’Hollywood : 65 000 € payés par Tom Cruise et Katie Holmes pour le deuxième anniversaire de leur fille unique Suri. Chouchouter est plus simple qu’éduquer. Pourtant aimants et pleins de bonne volonté, les parents ont du mal à tenir leur rôle d’éducateurs.
Les spécialistes répandent la bonne parole. Se sentant ignorants et incompétents, ils lorgnent du côté des librairies, où les livres de conseils aux parents occupent des rayons entiers, de la télévision ou encore d’internet, à la recherche du mode d’emploi leur permettant de comprendre le fonctionnement d’un enfant qui, par nature, n’accomplit pas forcément spontanément ce qui lui est profitable. C’est l’ère nouvelle des coachs, des stages de « guidance parentale », des conseillers publics. Alors que les cabinets des pédopsychiatres font salles d’attente combles, les spécialistes répandent la bonne parole sur les plateaux de télévision… Tout change, rien ne change ? Pas sûr, à regarder le succès de « Super Nanny », l’éducatrice en tailleur noir et lunettes de mère fouettarde, devenue en trois ans la guérisseuse cathodique à imiter. En 2005, la production de l’émission diffusée sur M6 recevait plus de 200 appels de demandes d’intervention par semaine ! « J’enregistre toutes ses émissions et quand mes enfants sont insupportables, je leur inflige une séance de Super Nanny. Souvent, la seule menace suffit à les calmer ! », se targue Véronique, mère de famille bobo de trois pré-ados. Et si, paradoxalement, le désarroi des parents venait de ce qu‘« ils font tous du Dolto, même sans le savoir » ? C’est la thèse de Didier Pleux, qui éreinte la papesse de la psychanalyse des enfants dans Génération Dolto (Odile Jacob). « Si l’enfant a pris le pouvoir, c’est que les parents ont démissionné, parce que l’éducation a été psychologisée », affirme-t-il, dénonçant une « méthode qui implique un mode d’emploi psychanalytique ». Chez Dolto, ajoute-t-il, « l’autorité parentale est toujours soupçonnée, c’est le formatage ». Un à un, Didier Pleux déboulonne les grands préceptes doltoïens : le langage comme base de toute l’éducation, le « parler vrai » aux enfants, l’impérieux devoir d’autonomie, l’inutilité des habitudes, la prise en compte permanente des désirs de l’enfant, devenu l’objet de toutes les attentions… « Peu à peu, le parent disparaît », affirme-t-il. Sans aller jusque-là, un grand nombre de spécialistes de l’enfance estiment aujourd’hui que la psychologisation de l’éducation est allée trop loin. Sans renier Dolto, dont il encense l’apport thérapeutique, Stéphane Clerget a observé que « les parents oublient souvent d’être des parents et se transforment en psys de leurs enfants : ils prennent ici ou là des recettes, des trucs qu’ils appliquent sans être toujours naturels ou cohérents. » Par exemple, dit-il, « ils disputent leur enfant puis font machine arrière, parce qu’il ont lu que ça ne se faisait pas et ils s’excusent. Ou ils discutaillent à propos de tout avec leurs enfants. » Mais pour ce psychiatre, la « doltomania » n’explique pas tout. Règne de l’enfant désiré, multiplication des divorces et des familles monoparentales, éloignement des grands-parents, emplois du temps surchargés, stress… ne rendent pas la tâche des parents aisée. « Autrefois, il y avait un mode unique pour élever ses enfants. Aujourd’hui, avec l’éclatement des familles, il n’y a plus ce filet parental, ce lien avec les autres générations. Et la pression est énorme. » L’époque est révolue où les outils pour penser la société fonctionnaient sur plusieurs siècles. Tout s’est accéléré. Les années 60-70, telle une centrifugeuse, ont filtré le passé, broyé « l’antique morale humaine » de Jules Ferry, mélangé sans discernement autorité et autoritarisme. Des bouleversements rapides et profonds ont blackboulé les valeurs dites rétrogrades au profit d’autres comportements prétendument plus modernes, mais porteurs de bien des désillusions. « Et moi, et moi, et moi », chantait Dutronc en 1966. Mais dix ans, plus tard, Souchon entonnait Allô maman bobo ! Affranchis de leur appartenance à la patrie, à l’Eglise, à la famille, les parents des années 2000 déchantent. « Nul ne sait plus les choses de façon sûre », affirme Julie Costa-Gavras, réalisatrice de La Faute à Fidel (2006). Modelés dans la glaise de l’héritage de 68, les nouveaux chefs de famille se sont trouvés confrontés à la difficulté d’inventer un nouveau mode d’éducation. « La grande nouveauté, explique Catherine Dolto-Tolitch, fille de Françoise et gardienne de la mémoire doltoïenne, est que les parents d’aujourd’hui élèvent leurs enfants pour un monde qu’ils ne connaissent pas, car jamais une société n’a changé autant en si peu de temps. » A ses yeux, pourtant, l’héritage Dolto n’a pas pris une ride. « A une époque où les parents devenaient de plus en plus immatures et infantiles sur le plan affectif, ils ont pris dans son discours ce qui les arrangeait. Il était plus facile d’entendre déculpabiliser que responsabiliser. On a dit Dolto, c’est laisser tout faire aux enfants, mais jamais elle n’a dit cela ! On a dit parents et enfants sont égaux, là encore c’est une mauvaise interprétation. Elle considère les uns et les autres à égalité de valeur humainement, mais pas en symétrie. Sa pensée reste totalement moderne. » A l’évidence, Françoise Dolto a révolutionné pour longtemps les rapports enfants-parents. Nul ne conteste plus que l’enfant apparaisse d’emblée comme un membre à part entière du genre humain. Faut-il la rendre responsable pour autant d’avoir favorisé plus ou moins volontairement l’émergence de l’enfant roi ? Pour la pédiatre Edwige Antier, de multiples contresens ont conduit nombre de parents à mal utiliser « l’alphabet universel doltoïen ». Explications : « On a confondu le courant post-soixante-huitard et Dolto. Les limites, elle les mettait en accompagnant l’enfant dans son développement. Elle essayait toujours de comprendre sans tout permettre. » Dans cet épais brouillard, à chacun sa méthode. Les réussites, heureusement majoritaires, sont souvent fondées sur le bon sens, l’écoute et la disponibilité. Mais les pères et mères « défectueux » se prennent leurs erreurs en pleine figure. La moindre faute les culpabilise. « Les parents ont un sentiment de toute-puissance à l’égard de leur enfant, explique Stéphane Clerget. Ils ont l’impression qu’ils peuvent intervenir sur tout, et du coup se sentent responsables du moindre échec. » Leur seule priorité ? Faire le bonheur de leur enfant maintenant. Et plus tard ? Dans son Manifeste pour une enfance heureuse (Marabout), Carl Honoré évoque une ère de l’hyper-parentalité où l’enfant, victime paradoxale des soins dont il est l’objet, est soumis à des angoisses et à une pression sans précédent. « On voit énormément d’enfants angoissés, stressés, tellement désireux de faire plaisir à leurs parents », confirme Virginie, professeur des écoles en région parisienne. Et si l’enfant roi n’était finalement qu’un enfant bousculé ?
élever ses enfants au sens noble du terme
Interview Sophie Cherer – Le Figaro Magazine … Question : Votre livre privilégie une vision personnelle de Françoise Dolto. Comment s’approprie-t-on une « mère universelle » ?
Sophie Chérer : « On a trop souvent représenté Françoise Dolto comme une grand-mère gâteau de publicité. C’est plutôt dans un western que je la voyais jouer. Ma Dolto évoque, entre autres, Ma Dalton : une vision personnelle, subjective, partiale, incomplète, qui n’est pas forcément la plus juste, mais que j’assume. Dolto était, pour moi, une femme singulière, réfractaire, réactionnaire, fantaisiste et très rigoureuse… Ce qui n’est pas incompatible. Toujours du côté des enfants, elle est restée profondément fidèle à sa méthode psychanalytique. C’était une dure à cuire, impossible à étiqueter.
Q : Vous considérez-vous comme une mère Dolto ? – » En effet, je ne suis pas une fille, mais une mère Dolto. Ma fille a 19 ans. Je l’ai d’emblée considérée comme mon égal humainement. Mon devoir de parent, à la fois sévère et loufoque, a été de l’élever, au sens noble du terme : je me suis attachée à lui permettre d’aller plus haut que moi. Ce n’est pas simple, mais rien ne l’est. Je crois qu’en matière d’éducation, il faut prendre très au sérieux ce que l’on fait sans se prendre au sérieux. Trop souvent, on oublie de pratiquer l’humour.
Q : Pourquoi les parents sont-ils si souvent perdus ? – » Le doute les tenaille. On cherche à bien faire et l’on agit tout en se disant que le contraire est peut-être mieux. Il faut avoir des convictions et les incarner. Notre société manque cruellement de bon sens, d’amour et d’inventivité. Nous nous privons trop souvent de ce qui est surprenant chez nos enfants.
Dr Spock et les autres
Le pédiatre américain Spock et le Britannique Winnicott furent les premiers à promouvoir l’écoute des enfants.
Etonnamment, Françoise Dolto a été traduite dans beaucoup de langues, mais jamais en anglais. Une lacune que sa fille Catherine Dolto-Tolitch s’apprête à réparer. Est-ce à dire que ses thèses ont eu peu d’écho hors de France ? « Heureusement ! », s’écrie Didier Pleux, pourfendeur numéro un de Dolto. En réalité, la Française a eu des alter ego à l’étranger, et notamment aux Etats-Unis, où le fameux Dr Spock, son contemporain, perça dès 1946 avec un livre culte, The Common Sense Book of Baby and Child Care (Comment soigner et éduquer son enfant, selon la traduction française). A sa mort à 95 ans, en 1998, il en avait vendu plus de 50 millions d’exemplaires dans le monde ! Très en avance sur son temps, le Dr Benjamin Spock, à la fois pédiatre et psychiatre, recommanda aux parents de traiter leurs enfants comme des personnes. On lui reprocha beaucoup d’avoir formé plusieurs générations de parents laxistes, ce dont il n’a cessé de se défendre les dernières années de sa vie. Mais c’est au Britannique Donald W. Winnicott que les doltoïens se réfèrent le plus souvent. Ce pédiatre diffusa la bonne parole sur les ondes de la BBC, s’adressant surtout aux mères, et parlant des compétences innées du nourrisson. Toutefois, son rayonnement n’atteint pas celui de Françoise Dolto en France. Un « effet Dolto » qui fait dire à Edwige Antier que « si les Françaises font autant d’enfants, c’est que ces derniers ont retrouvé leurs lettres de noblesse dans la société, grâce à Dolto ».
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