Témoignages des uns et des autres
**Oran, le 05 Juillet 1962
L’année 1962 aura été l’une des plus meurtrières de la guerre d’Algérie
* L’organisation criminelle OAS vient de brùler le port d’Oran…Oran, lundi 25 juin 1962, les réservoirs en feu de la BP .
Signés les 18 mars 1962, les accords d’Evian consacrent le cessez-le-feu en Algérie. L’année 1962 aura été l’une des plus meurtrières de la guerre d’Algérie, tant les différents acteurs – Organisation armée secrète (OAS), Front de libération nationale (FLN) et services spéciaux – se seront livrés à une surenchère de violence. Dans ce contexte, les premiers jours du mois de juillet 1962 restent gravés dans la mémoire de ceux qui ont connu de près ou de loin la guerre d’Algérie et particulièrement le 5 juillet, qui a été marqué par des massacres à Oran.
Le 1er juillet a lieu en Algérie, qui était encore un département français, un référendum sur l’autodétermination. Le « Oui » l’emporte haut-la-main avec une quasi-unanimité : 99,72% des près de 6 millions de suffrages exprimés. Le 3 juillet, le général de Gaulle reconnaît l’indépendance de l’Algérie qui est officiellement proclamée le 5 juillet.
Ce jour-là, à Oran, où les différentes communautés ne se mêlaient plus, plusieurs manifestations sont organisées par le FLN pour célébrer l’événement. Dans la deuxième ville d’Algérie où l’OAS a été particulièrement active, des fortes tensions existaient entre le FLN de l’intérieur et celui de l’Armée de libération nationale (ALN), jusque-là cantonnée aux frontières, sans compter des rivalités entre le commandement FLN de la ville et celui de la région de l’Oranais.
L’armée française, elle, est enfermée dans ses casernes et n’en sortira que plusieurs heures après les massacres. Une force auxiliaire de police fraîchement constituée par le FLN est chargée du maintien de l’ordre.
Chaque camp a donné sa version des événements et de l’origine des tirs qui ont déclenché des exactions et des chasses à l’homme visant des Européens et des musulmans suspectés d’être hostiles à l’indépendance. Une bataille de chiffres persiste sur le nombre de victimes (morts et disparus), qui serait vraisemblablement de l’ordre de plusieurs centaines à un millier, selon les différentes sources.
Le témoignage que j’ai recueilli est celui de ma mère présente à Oran le 5 juillet 1962 qui rapporte, 50 ans après, ce à quoi elle a personnellement assisté. Voici son récit.
Paul Benkimoun
« Je m’appelle Claire Benkimoun. J’ai 84 ans. J’habitais à Oran, au 23 boulevard Joffre [aujourd'hui boulevard Maata Mohamed El Habib. Il constituait la limite orientale du quartier juif], près de la Place d’Armes [place du 1er Novembre 1954] et de la mairie. J’étais à Oran le 5 juillet 1962 et je peux témoigner sur des faits qui se sont produits dans mon quartier et sous mes yeux.
Nous sommes une famille qui habitait Oran depuis de très nombreuses années avant la conquête de l’Algérie par la France. Je possède des papiers indiquant que le grand-père de mon mari avait demandé la nationalité française sous Napoléon III.
Au cours de la guerre d’Algérie, le frère aîné de mon mari, Simon Benkimoun, a été assassiné le 8 décembre 1961 par un tueur de l’OAS, qui n’a pas pu être identifié. Nous avons su par certaines personnes que quelqu’un qui habitait le quartier soupçonnait mon mari d’aider le FLN avec son frère Simon, alors que mon mari ne s’est jamais mêlé de politique de quelque côté que ce soit.
La situation était devenue plus difficile, avec de plus en plus d’attentats, d’assassinats… Nous avons vu tuer sous nos yeux aussi bien des musulmans que des Français, qui marchaient dans la rue. J’ai pensé qu’il était plus prudent que mes enfants soient à l’abri en métropole. Mes parents les ont emmenés à Paris le 8 février 1962. Je suis donc restée à Oran avec mon mari, qui était fonctionnaire aux impôts.
A partir de mars 1962, la plupart des résidents de l’immeuble où nous habitions, comme dans tout le quartier, avaient quitté Oran. Dans notre immeuble, sur onze logements, ne restaient plus que le gardien, un locataire et nous. Malgré les attentats, la vie semblait plus calme. Nous sortions avec des cousins encore présents à Oran, nous allions à la plage et nous n’avons jamais été inquiétés.
Le 1er juillet 1962 a été organisé un référendum sur l’indépendance de l’Algérie. Nous avons été voter rue Léoben [rue Houari Lakhdar]. Les bureaux de vote étaient situés dans les bains maures [hammam], l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. L’indépendance a été proclamée le 3 juillet.
Le 5 juillet, mon mari était allé travailler comme d’habitude. Vers 10 heures, j’ai entendu du bruit dans la rue. Je suis allée au balcon et j’ai vu un défilé de personnes qui fêtaient l’indépendance, qui chantaient, qui dansaient. Il y avait des enfants, des femmes. C’était la fête. J’avais l’impression d’être au carnaval de Rio.
Sur le balcon de l’immeuble mitoyen se tenait le fils d’une cousine, Paul Benichou. Nous plaisantions et je lui ai dit : « Paulo, en France, ils doivent se demander ce qui se passe et nous nous sommes tranquilles au balcon à regarder le défilé… » C’est là que j’ai regretté de ne pas avoir une pellicule dans la caméra pour filmer la manifestation et pouvoir la montrer.
Mon mari est rentré plus tôt que d’habitude et m’a dit : « Cet après-midi, nous avons congé. » Il était passé à la poste centrale où nous avions une boîte postale car le courrier n’était plus distribué.
Nous avons continué à voir le défilé ensemble. Tout le boulevard Joffre était noir de monde. Ce boulevard conduisait directement à la Place d’Armes [où un rassemblement avait lieu pour hisser le drapeau de la nouvelle Algérie sur la mairie]. C’était l’itinéraire naturel venant de la partie musulmane de la ville qui était appelée le « Village nègre » [aujourd'hui " Ville nouvelle ", c'était le quartier d'Oran à majorité musulmane, situé au sud de la ville].
Léon Tabet, un de nos cousins qui vivait avec sa mère qui avait 98 ans, est passé nous voir, car leur courrier arrivait à notre boîte postale. Nous étions en train de parler lorsque nous avons entendu des coups de feu. Nous avons vite fermé les persiennes de la pièce où nous nous trouvions et c’est à travers elles que nous avons suivi ce qui se passait dans la rue.
C’était la débandade. Les femmes qui criaient, les hommes qui couraient, on tirait les enfants par la main. Il y en a même qui ont abandonné leurs chaussures. Les coups de feu sont partis des terrasses des immeubles avoisinants. Les immeubles du quartier n’avaient pas de toit mais des grandes terrasses, où il y avait des lavoirs.
Mon mari m’a dit : « Je vais aller chercher la radio dans la chambre pour écouter s’ils donnent des informations sur ce qui se passe. » Cette pièce donnait elle aussi sur le boulevard. Au moment où il ressortait de la chambre, il y a eu une rafale de mitraillette qui a été tirée sur lui et il a eu juste le temps de s’abriter dans le couloir. Après coup, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait au moins quatre ou cinq impacts de balles sur toute la hauteur de la fenêtre. Les vitres et la crémone était cassée. Une balle est allée se ficher en bas dans le lit. Une autre est allée dans une autre chambre de l’autre côté du couloir. Une autre a ricoché sur le mur et a frappé l’armoire. C’étaient des trajectoires qui ne pouvaient provenir de tirs à partir de la rue, mais uniquement du toit de l’immeuble en face du nôtre. Toutes les personnes qui ont vu les impacts de balle nous ont confirmé ce point. Mon mari avait fait la seconde guerre mondiale et avait des connaissances sur les armes.
A travers les persiennes, nous avons vu une voiture cernée par la foule, qui a fait descendre l’homme qui la conduisait. Il était accompagné d’un enfant qui est resté dans la voiture. A ce moment un policier ou soldat de l’ALN [Armée de libération nationale] est arrivé en courant. Il a sorti son pistolet et a tenu en joue les manifestants. Il a fait remonter le monsieur dans sa voiture qui a pu repartir.
Notre gardien et sa femme, dont l’appartement donnait de l’autre côté, sur une petite rue parallèle au boulevard, nous ont proposé de nous mettre à l’abri chez eux. Notre gardien, qui était un Espagnol antifranquiste émigré en Algérie et membre du Parti socialiste, possédait un laissez-passer du FLN et un autre de l’OAS… Il nous a dit qu’avec lui, nous serions en sécurité. C’est lui qui nous a raconté que le gardien de l’immeuble d’en face, membre de l’OAS, lui avait demandé des renseignements sur mon mari et qu’il le suivait pendant un moment quand mon mari allait à son travail. Notre gardien lui a dit : « Cet homme ne se mêle pas de politique. Je réponds de lui. » Nous n’avions pas de certitude, mais le tir qui visait mon mari est parti du toit de l’immeuble dont ce membre de l’OAS était le gardien…
Notre cousin Léon nous avait quittés pour rentrer chez lui et retrouver sa mère. Il était descendu dès les premiers coups de feu. Le soir, en se parlant avec des voisins d’un balcon à l’autre, j’ai été prévenue qu’il n’était pas rentré à son domicile. Le lendemain, il n’avait toujours pas donné signe de vie. La ville était partagée en deux secteurs, l’un où nous habitions qui était sous l’autorité de la police du FLN et l’autre à majorité européenne placé sous la protection des gardes mobiles français. Il paraît qu’il n’y avait plus qu’une centaine de policiers du FLN pour assurer la sécurité dans notre quartier.
Mon mari a continué d’aller travailler régulièrement. Les trois membres de notre famille qui vivaient dans l’autre secteur de la ville, n’ont pas voulu que je reste seule dans notre logement et nous sommes allés les rejoindre dès le 6 juillet dans leur appartement, car leur quartier semblait plus sûr. Tous les matins, cependant, mon mari m’accompagnait jusqu’à notre appartement du boulevard Joffre où je préparais notre futur déménagement.
Le lendemain de la disparition de notre cousin, nous nous sommes rendus, avec les autres membres de notre famille, au commissariat central pour essayer d’avoir des informations. Nous avons été très correctement reçus. D’ailleurs le commissaire que nous avons vu était déjà dans la police avant l’indépendance. Mais, il n’y avait aucune nouvelle de notre cousin Léon.
Nous nous sommes ensuite rendus au lycée Ardaillon, qui était occupé par l’ALN. Là, on nous a indiqué qu’on ferait des recherches. Nous avons appelé les hôpitaux sans plus de succès. Nous avons appris que des personnes avaient été assassinées, notamment boulevard Gallieni [boulevard de la Soummam], mais je n’avais rien vu de là où nous étions.
Nous avons su qu’un monsieur avait été tué dans un immeuble derrière chez nous. D’après ce qu’on nous a dit, il avait chez lui une tenue militaire et des gens ont pensé que c’était un militaire français alors qu’en fait c’était un homme déjà âgé qui avait son uniforme de la territoriale [les Unités territoriales étaient composées de réservistes français].
Petit à petit, nous avons eu des détails et avons appris qu’il y avait eu des gens tués, enlevés… Même si parfois, les rumeurs étaient fantaisistes. Ainsi, un rabbin était censé avoir été décapité et ses assaillants avoir joué au football avec sa tête sur la place d’Armes ! Ma mère l’a ensuite vu à Paris, tranquillement assis au Brébant, le café des Grands Boulevards où se retrouvaient les Oranais…
Nous sommes restés avec l’idée que notre cousin avait été enlevé et tué. Un samedi après-midi, un mois après le 5 juillet, alors que nous faisions la sieste, nous avons entendu un coup de sonnette tonitruant. J’ai voulu aller ouvrir mais, par précaution, le cousin chez qui nous étions n’a pas voulu que j’y aille. Il a ouvert la porte et nous avons découvert Léon Tabet, l’air triomphant, malgré sa chemise et son pantalon douteux. Il nous a raconté ce qui lui était arrivé.
Juste en sortant de notre immeuble, il a été pris à parti par des manifestants qui l’ont battu. Un policier algérien est arrivé. Il l’a dégagé et a vu qu’il était blessé. Il l’a fait conduire à un dispensaire que des religieuses tenaient au Village nègre. Il y est resté quelques jours. C’est pour cela que nos démarches auprès de l’hôpital dans les jours qui ont suivi le 5 juillet étaient restées vaines. Les religieuses se sont rendu compte que son état nécessitait des soins plus importants. Elles l’ont donc fait transporter à l’hôpital. Mais, à ce moment-là nous avions arrêté nos recherches.
A l’hôpital, les médecins ont constaté que Léon avait une fracture du bras et de la clavicule. Il a été opéré par un chirurgien algérien et il est resté hospitalisé pendant un mois jusqu’au moment où on lui a dit qu’il devait quitter l’hôpital. Il est donc parti comme il était, en pyjama. Un parent avait accompagné sa mère en métropole vers le 20 juillet. Il ne l’a donc pas trouvée en rentrant à leur domicile.
Il est allé dans l’immeuble où j’habitais, mais n’a trouvé personne. Il s’est rendu dans l’immeuble d’à côté où habitait ma grand-mère, qui était déjà partie mais où il connaissait des locataires. Là, une dame lui a appris que nous étions chez notre cousine. Elle lui a donné de l’argent pour qu’il aille chez le coiffeur, car il avait une barbe d’un mois, et lui a également donné une chemise et un pantalon, ceux avec lesquels nous l’avons retrouvé. Il a rencontré un ami de notre famille qui l’a accompagné jusqu’à nous.
Nous avons contacté le consulat français qui avait été tout récemment créé. Comme nous devions partir, nous ne voulions pas le laisser seul. Le consulat français l’a pris en charge et l’a rapatrié en métropole où il a été installé dans une maison de retraite de l’armée.
Avec la population musulmane, nos rapports étaient très corrects. Ma femme de ménage, qui était musulmane, avait cessé de venir car à deux ou trois reprises, elle avait été suivie par des petits jeunes du quartier qu’on voyait armés de grands couteaux. Elle est revenue, une fois l’indépendance proclamée. Cinquante ans après, j’ai enfin eu l’occasion de la revoir, car elle est venue à Paris et m’a rendu visite.
De même, j’ai continué à aller chez un marchand de légumes musulman. Je n’ai pas rencontré d’animosité. Dans mon quartier, le 5 juillet, j’ai vu des gens qui étaient venus pour fêter l’indépendance. Je suppose que s’ils avaient eu l’intention de venir pour tirer sur des gens, ils n’auraient pas emmené des enfants et des femmes. Pendant au moins deux heures, les manifestants ont défilé dans le calme et sans agressivité. Ils ne regardaient même pas les balcons. Je sais qu’il y avait un autre défilé au boulevard du 2e Zouave [boulevard Hamou Boutlélis] qui aboutissait à l’ancienne rue d’Arzew, qu’on appelait rue du Général Leclerc [rue Larbi Ben Mhidi], où commençait le quartier « français ». Je ne sais pas ce qui s’y est passé.
Après l’indépendance, un collègue musulman de mon mari lui a proposé de rester en Algérie en lui indiquant qu’il pourrait avoir un poste important dans son service. Mon mari n’a pas donné suite. Il n’était pas question de rester alors que nos enfants étaient en métropole.
Beaucoup de collègues non musulmans de mon mari étaient partis en métropole et n’avaient pas repris leur poste. Mon mari était en congés d’été à partir du 15 août et nous avions prévu d’aller à Paris. C’est ce que nous avons fait, le 11 août 1962. Quand, une fois à Paris, nous avons raconté ce dont nous avions été les témoins, certaines personnes nous croyaient, d’autres avaient l’air de trouver que nous étions favorables au FLN. Nous avons pourtant uniquement décrit ce que nous avions vu. (source: Le Monde-Juillet 2012.)
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“été 1962 : Oran, ville d’apocalypse”
-Par Benjamin Stora [Le Monde, 27 août 1992]
Dans les flammes, les exactions et les sangs mêlés s’achève l’aventure impériale de la France outre-mer.
Évoquant Oran dans le préambule de la Peste, Albert Camus écrivait : » Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville (est-ce l’effet du climat ?), tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. Mais, ce qui est original, c’est la difficulté qu’on peut y trouver à mourir ! «
Fin juin 1962 : Oran est devenue cette ville de la peste que Camus décrivait. Les ordures s’amoncellent au milieu de la rue. Les téléphones sont coupés. Les magasins éventrés vomissent leurs débris sur le trottoir par-dessus les chats crevés. Les petites rues en pente, vidées de leurs habitants, dégagent une puanteur sans nom. Le lundi 25 juin, à 17 h 45, c’est l’apocalypse dans le ciel de la ville. Les réservoirs à mazout de la British Petroleum ont été plastiqués, et 50 millions de litres de carburants brûlent. Vision dantesque de flammes qui montent souvent à plus de 150 mètres. Dans certains quartiers, il fait presque nuit, et cette » éclipse » dure deux jours. Des pompiers, aidés de fusiliers marins de Mers-el-Kébir, tentent de maîtriser l’incendie, tandis que les derniers desperados de l’OAS (Organisation de l’armée secrète) essaient, en tirant à la mitrailleuse sur les réservoirs voisins, d’étendre le désastre. Pourquoi est-ce à Oran que les derniers mois de l’Algérie française et les premiers jours de l’Algérie indépendante ont été les plus meurtriers, les plus terribles ?
Oran est la première ville d’Algérie où la population européenne dépasse en nombre la population musulmane. En 1961, les statistiques donnent, en gros, 400 000 habitants, dont 220 000 Européens et 180 000 musulmans. Cette proportion explique la particulière acuité du conflit dans cette deuxième cité de l’Algérie. Tout au long d’une histoire coloniale commencée en 1830, les mariages avaient brassé les descendants des communautés originelles métropolitaines, ibériques et italiennes ; venaient s’y ajouter quelques gouttes de sang grec ou maltais. Mais la plupart des Européens étaient des descendants d’émigrés espagnols qui, au milieu du siècle dernier, avaient fui la misère de leur pays. La proximité de l’Espagne facilite cette arrivée massive (par temps clair, du haut de la rade de Mers-el-Kébir, il est possible d’apercevoir à l’horizon le sommet de la cordillère du cap de Gata). En 1931, on estime la population oranaise originaire d’Espagne à 65 % du total des Européens, 41 % étant déjà naturalisés. Cette influence espagnole se voit par le sens ibérique de l’hospitalité et par une religiosité puissante. Depuis 1849, l’église Notre-Dame-de-Santa-Cruz est la patronne qui veille sur la ville, le port, le rivage. Le catholicisme devient un puissant instrument de référence identitaire, face à des Algériens musulmans de plus en plus minoritaires et marginalisés. Les juifs d’Oran, naturalisés par le décret Crémieux de 1870 et victimes de violentes campagnes antisémites dans les années 1890, se groupent sur le plateau ouest de Karguentah. Et les » Arabes « , comme on appelait à l’époque les Algériens musulmans, sont au sud de ce même plateau, dans ce qui est resté longtemps le » village nègre « , avant de devenir la » ville nouvelle « .
Dans cette guerre d’Algérie qui dure déjà depuis sept ans, il semble impensable à la majorité de la population européenne de quitter Oran, de concevoir une indépendance sous l’égide du FLN. Certains hommes politiques français, au moment des négociations avec les indépendantistes algériens en 1961, avaient même envisagé la partition, avec Oran pour capitale, d’une nouvelle Algérie française ! Pour les commandos de l’OAS, dirigés dans l’Oranie par le général Jouhaud et par son adjoint le commandant Camelin, cette idée n’existe plus au début de l’année 1962. Le moment est à la radicalité extrême. Avec retard sur Alger, mais avec les mêmes moyens, l’OAS d’Oran se lance aussi dans le terrorisme, les coups de main spectaculaires, les hold-up dans des banques ou dans des entreprises pour se procurer des fonds, les expéditions sanglantes contre des Algériens musulmans. Ainsi, le 13 janvier 1962, six hommes de l’OAS, déguisés en gendarmes, se présentent à la prison d’Oran, où ils se font remettre trois militants du FLN condamnés à mort. Ils les exécutent quelques instants après. Le lendemain, quatre autres prisonniers du FLN s’évadent. L’OAS leur donne la chasse, les retrouve, les exécute. L’organisation activiste développe des émissions de radio pirate, publie un faux numéro de l’Echo d’Oran, le 6 février, tiré à vingt mille exemplaires, condamnant la » politique d’abandon de de Gaulle « .
Le 19 mars 1962, à midi, au moment où le général Ailleret, commandant en chef en Algérie, ordonne l’arrêt des combats, une émission pirate de l’OAS fait entendre la voix de Raoul Salan, qui, avec véhémence, condamne le cessez-le-feu et les accords d’Evian, puis donne l’ordre de » harcèlement contre les forces ennemies « . Le 20 mars, un détachement de l’OAS tire au mortier sur la casbah d’Alger : 24 morts et 60 blessés, tous Algériens. Le même jour, fusillades à Oran : 10 morts et 16 blessés. Le 26 mars, l’armée, débordée, tire sur une foule d’Européens à Alger. On relève 46 morts et 200 blessés rue d’Isly. Pendant qu’Alger connaît ces heures sanglantes, Oran est frappée de stupeur : le général Jouhaud et son adjoint Camelin sont arrêtés.
Le 28 mars, Abderrahmane Farès, président de l’ » exécutif provisoire » mis en place après Evian, s’installe avec son équipe à la cité administrative de Rocher-Noir. Le 8 avril, un vote massif au référendum organisé par l’Elysée (90,7 % des suffrages exprimés, 24,4 % des électeurs n’ont pas participé au vote) donne au président de la République la capacité juridique » d’établir des accords et de prendre des mesures au sujet de l’Algérie, sur la base des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 « . Loin d’apaiser, les résultats de ce référendum poussent le commandement de l’OAS dans une folle escalade : la politique de la terre brûlée.
Le 24 avril au matin, à Oran, l’OAS s’attaque à une clinique, celle du docteur Jean-Marie Larribère, militant communiste très connu dans la ville. Deux femmes, dont l’une venait d’accoucher, échappent à la destruction complète de l’immeuble. Les plastiquages, les mitraillages, prennent une cadence infernale. Des gendarmes mobiles sont agressés, desblindés ripostent au canon de 20 mm et 37 mm. Les coups partent au hasard, contre des immeubles habités par des Européens. Des avions se mettent de la partie, avec leurs mitrailleuses lourdes. Le 23 avril 1962, le conseil de l’ordre des avocats d’Oran publie un communiqué dénonçant » ces attaques contre une population civile qui seraient, en temps de guerre, contraires à la Convention de La Haye [...]. En temps de paix, et entre Français, elles dépassent l’imagination. «
En dépit des consignes de l’OAS, qui interdit le départ des Européens (avec surveillance des agences de voyages), l’exode commence vers la métropole. Le 15 avril, le Chanzy débarque un premier contingent de » rapatriés » venant d’Oran. Les attentats de l’OAS ne cessent pas. On pourrait même dire que le terrorisme croît en violence : assassinats individuels de musulmans, chasses à l’homme, plastiquages, tirs de mortier.
A la fin du mois d’avril, une voiture piégée explose dans un marché, très fréquenté par les Algériens en ce moment de ramadan. C’est une première du genre (le 2 mai, le même procédé _ une voiture piégée qui explose dans le port d’Alger _ fait 62 morts et 110 blessés, tous musulmans). En mai, à Oran, quotidiennement, de 10 à 50 Algériens sont abattus par l’OAS. La férocité est telle que ceux qui habitent encore des quartiers européens les quittent en hâte. Chacun se barricade, se protège comme il peut. Certains musulmans quittent Oran pour rejoindre leurs familles dans les villages ou les villes n’ayant pas une forte population européenne. D’autres s’organisent en une sorte d’autonomie dans l’enclave musulmane. Des commissaires politiques du FLN font surface, une vie s’organise (approvisionnement, ramassage des ordures…). Mais, dans ce cycle infernal qui continue, avec les rafales d’armes automatiques résonnant çà et là, jour et nuit, que va-t-il advenir de la population européenne ? Surtout quand les troupes de l’ALN pénétreront dans la ville après la proclamation de l’indépendance ? Les dirigeants du FLN ont de plus en plus de mal à retenir une population musulmane exaspérée, et qui veut riposter. Les responsables de l’OAS encore en liberté savent pourtant que la partie est perdue. L’armée française n’a pas basculé en leur faveur, le moral est au plus bas après les arrestations de Salan, Jouhaud, Degueldre et l’échec d’un maquis de l’OAS dans l’Ouarsenis. Aucun espoir, non plus, à attendre de l’étranger. Et puis il y a cet exode, cette hémorragie qui se poursuit. Chaque jour, à partir de fin mai, ceux que l’on appellera plus tard les » pieds-noirs » sont de 8 000 à 10 000 à quitter l’Algérie, emportant hâtivement avec eux ce qu’ils ont de plus précieux.
Le 7 juin 1962 est un des points culminants de la politique de la terre brûlée. Les commandos Delta de l’OAS incendient la bibliothèque d’Alger et livrent aux flammes ses soixante mille volumes. A Oran, c’est la mairie, la bibliothèque municipale et quatre écoles qui sont détruites à l’explosif. Plus que jamais, la ville, où règne une anarchie totale, est coupée en deux : plus un Algérien ne circule dans la ville européenne. La décision de Paris d’ouvrir la frontière aux combattants de l’ALN stationnés au Maroc provoque une panique supplémentaire chez les Européens. Dans un fantastique désordre, l’Algérie se vide de ses cadres, de ses techniciens. Inquiet de la paralysie générale qui menace le pays, Abderrahmane Farès, par l’intermédiaire de Jacques Chevallier, ancien député et maire d’Alger, décide de négocier avec l’OAS.
L’accord signé le 18 juin par Jean-Jacques Susini, au nom de l’OAS, avec le FLN, est rejeté à Oran. Les 25 et 26 juin, dans la ville recouverte par la fumée des incendies, les commandos de l’OAS attaquent et dévalisent six banques. En fait, il s’agit de préparer la fuite, après l’annonce du colonel Dufour, ancien chef du 1 REP et responsable de l’organisation pour l’Oranie, de déposer les armes. Sur des chalutiers lourdement chargés d’armes (et d’argent), les derniers commandos de l’OAS prennent le chemin de l’exil. Pendant ce temps, le départ des Européens d’Oran a pris l’ampleur d’une marée humaine. Des milliers de personnes, désemparées, hébétées, attendent le bateau dans le plus grand dénuement. Il faut fuir au plus vite ce pays, auquel ils resteront attachés de toutes leurs fibres, transformé en enfer.
Le 1er juillet 1962, la population algérienne vote en masse l’indépendance de l’Algérie. Le » oui » obtient 91,23 % par rapport aux inscrits, et 99,72 % par rapport aux votants. Le 3 juillet, jour où l’indépendance est officiellement proclamée, sept katibas de l’ALN défilent à Oran, boulevard Herriot, devant une foule énorme. Les Algériens déploient leur drapeau d’une Algérie nouvelle, vert et blanc, frappé d’un croissant rouge, manifestent leur joie avec des cortèges scandés par les youyous des femmes, des chants, des danses. Le capitaine Bakhti, chef de la zone autonome d’Oran, s’adresse aux Européens dans une allocution en français : » Vous pourrez vivre avec nous autant que vous voudrez et avec toutes les garanties accordées par le GPRA. L’ALN est présente à Oran. Il n’est pas question d’égorgements. » Est-ce, avec la fin officielle de la guerre, l’arrêt, enfin, des flots de sang ? Le 5 juillet 1962, c’est le drame. La foule des quartiers musulmans envahit la ville européenne, vers 11 heures du matin. Des coups de feu éclatent. On ignore les causes de la fusillade. Pour les reporters de Paris-Match présents sur place, » on parle, bien sûr, d’une provocation OAS, mais cela semble peu vraisemblable. Il n’y a plus de commandos, ou presque, parmi des Européens qui sont demeurés à Oran après le 1 juillet, que d’ailleurs on considérait là au moins comme une date aussi fatidique que l’an 40 « . Dans les rues, soudain vides, commence une traque aux Européens.
Sur le boulevard du Front-de-Mer, on aperçoit plusieurs cadavres. Vers le boulevard de l’Industrie, des coups de feu sont tirés sur des conducteurs, dont l’un, touché, s’affaisse au volant tandis que la voiture s’écrase contre un mur. Une Européenne qui sort sur son balcon du boulevard Joseph-Andrieu est abattue. Vers 15 heures, l’intensité de la fusillade augmente encore. A un croc de boucherie, près du cinéma Rex, on peut voir, pendue, une des victimes de ce massacre. Les Français, affolés, se réfugient où ils peuvent, dans les locaux de l’Echo d’Oran, ou s’enfuient vers la base de Mers-el-Kébir, tenue par l’armée française.
Pendant ce temps, le général Katz, commandant de la place militaire d’Oran, déjeune à la base aérienne de La Sebia. Averti des événements, il aurait, selon l’historien Claude Paillat, répondu à un officier : » Attendons 17 heures pour aviser. » Les troupes françaises restent l’arme au pied, le ministère des armées leur ayant interdit de sortir de leur cantonnement. Précisément, à 17 heures, la fusillade se calme. Dans les jours qui suivent, le FLN reprend la situation en main, procède à l’arrestation et à l’exécution d’émeutiers.
Le bilan du 5 juillet est lourd. Selon les chiffres donnés par le docteur Mostefa Naït, directeur du centre hospitalier d’Oran, 95 personnes, dont 20 Européens, ont été tuées (13 ont été abattues à coups de couteau). On compte, en outre, 161 blessés. Les Européens racontent des scènes de tortures, de pillages et surtout d’enlèvements. Le 8 mai 1963, le secrétaire d’Etat aux affaires algériennes déclare à l’Assemblée nationale qu’il y avait 3 080 personnes signalées comme enlevées ou disparues, dont 18 ont été retrouvées, 868 libérées et 257 tuées (pour l’ensemble de l’Algérie, mais surtout en Oranie). On ne parlera plus, pendant longtemps, de ces » disparus « .
Ici s’arrête la présence française, dans ce » joyau d’Empire » qu’était l’Algérie française. Le 12 juillet 1962, Ahmed Ben Bella pénètre dans Oran. Une autre bataille commence, celle pour le pouvoir en Algérie. De l’autre côté de la Méditerranée les pieds-noirs n’ont plus qu’une pensée : faire revenir la » protectrice » d’Oran. Notre-Dame-de-Santa-Cruz recevra l’hospitalité dans l’humble église de Courbessac, près de Nîmes.*Benjamin Stora
Oran en 1962
*Oran aujourd’hui en 2012.
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*Mon premier 5 Juillet… Wassyla Tamzali raconte
Cinquante ans plus tard, les souvenirs de la guerre de Libération s’estompent. Face à ce vide, Wassyla Tamzali raconte, dans une nouvelle exclusive pour El Watan Week-end, un jour d’indépendance rêvé, entre retour des exilés et défilés populaires.
J’ai oublié le premier 5 juillet 1962. Plus le temps creuse ma route et plus le présent recouvre la mémoire de ce jour. Plus précieux que ce passé consommé que furent ces longues années, 50 ans, plus utile pour continuer cette route, s’impose mon premier 5 juillet, futur antérieur de ce basculement du 1er Novembre 1954 de tout un peuple et d’une adolescente qui ne sait pas encore qu’elle n’aura plus assez de temps pour vivre son enfance. «Ce matin-là, nous nous lèverons très tôt» C’est faux, depuis que nous étions revenus dans la maison de la ferme, nous nous levions très tôt, tous les jours. Les bruits de la campagne faisaient sursauter les petits citadins que nous étions devenus après toutes ces années passées en ville. Nous avions quitté la ferme en 1955 ; les militaires français s’y étaient installés à notre départ. Une forte odeur de peinture fraîche flottait dans les pièces, elle recouvrait celle des pins, inchangés eux, grandis sans aucun doute. Comme avant, la lumière couchante rougissait les troncs majestueux qui formaient, vus de la route, une couronne autour de la maison blanche aux colonnes de grès noir. Je reconnaissais leur odeur toujours quand je me trouvais dans des bois, ailleurs, loin.
Plus de traces
Une odeur faite d’humus et de résine, ma madeleine de Proust. La Pinède, c’est bien la seule chose qui n’avait pas changé, mais son odeur avait disparu. Depuis un mois, peintres, menuisiers, plombiers envahissaient la maison, sous les ordres de ma mère qui tentait de faire disparaître les traces de l’occupation, de retrouver sa maison comme elle l’avait laissée. Une tâche épuisante. Déjà les boutures de rosiers prenaient et promettaient beaucoup. Les colonnes noires avaient retrouvé leur lustre. Sur la véranda, la table du petit-déjeuner avait été dressée. C’était une nouvelle manière de vivre la maison. Avant, nous prenions le petit déjeuner en bas dans la grande cuisine. Le séjour en ville avait rendu plus précieuse cette véranda qui ouvrait sur la baie de Bougie, avec en fond de décor Imma Gouraya. Nous ne voulions rien perdre de cette beauté. La veille, dans la nuit, nous avions reçu une dizaine d’hommes et de femmes qui arrivaient de Tunis en voiture. Le lendemain, un grand repas a été organisé. Le premier couscous de l’indépendance ; pour l’occasion, mon père avait sorti les dernières bouteilles de vin rouge que la ferme avait produites. La vendange de 1954. Autour de la table, les convives se serraient joyeux, affamés par la route.
Abane et les autres
Parmi eux, il y avait Hassiba Ben Bouali, cette cousine lointaine, une héroïne. Elle avait les cheveux flamboyants. Je me sentais si petite et si insignifiante. Et puis, il y avait aussi Abane Ramdane, il arrivait d’Ifri, il avait voulu repasser par ce lieu avant d’entrer sur Alger. Mon père était très prévenant. Je ne savais pas qui c’était, mais j’avais tout de suite compris qu’il était important. Abane Ramdane racontait avec émotion et gravité comment il avait retrouvé l’endroit où s’était réuni le congrès fondateur de l’Algérie libérée. Cela avait été difficile de maintenir vivant le principe de la Soummam, «le civil prime sur le militaire», pendant les longues années de la guerre, mais il avait réussi, et maintenant on comprendrait pourquoi il avait farouchement défendu ce principe. Puis l’atmosphère devint plus légère.
Chacun racontait ses petites histoires de la guerre, et tout le monde riait quand notre cousin Z. raconta comment il avait transporté d’Alger les documents pour le Congrès de la Soummam, et qu’il n’en menait pas large. Mon père riait comme jamais je ne l’avais vu rire. Puis Abane Ramdane parla du futur, de l’Algérie que nous allions construire. Tout le monde se tut. Il parla beaucoup des jeunes, de l’éducation. Près de lui, il y avait un jeune homme silencieux, un Français, semble-t-il, il l’appelait Maurice. Ces deux hommes devaient souvent parler de l’Algérie future. Il parla aussi des femmes, de leur importance pour l’Algérie de demain. Il regardait Hassiba en disant cela. Et il me dit que c’était un exemple pour les filles comme moi. Un messager est arrivé. Il venait d’Alger. Il fallait partir. Il avait une lettre qu’il remit à Abane Ramdane.
«C’est de Ben M’hidi Larbi», dit-il par courtoisie à mon père. «Je dois partir.» Mon père a bien essayé de retenir Hassiba, mais A. R. était catégorique, «elle doit venir avec moi, sa place est à Alger». J’avais tant de choses à lui demander. Dans la grande salle à manger, il n’y avait plus de trace de ce déjeuner, tout avait été rangé, et nous attendions le départ pour Bougie où déjà sans doute les rues s’emplissaient pour ce 5 juillet.
«Nous sommes indépendants»
Nous sommes descendus dans la nouvelle voiture de mon père, une DS noire. La dernière Citroën, la XV, était encore dans une remise, mais c’était un vieux souvenir. Mon père, comme toujours, était en bleu de Chine avec une chemise blanche et des espadrilles blanches aussi. Très blanches. Il se tourna vers ma mère : «Je t’avais bien dit que l’on y arrivera. Voilà, nous sommes indépendants ! Les enfants, c’est le plus beau jour de votre vie ! Ne l’oubliez jamais.» C’était sa manière de nous parler. Il n’était pas bavard. Juste quelques mots, mystérieux parfois pour les enfants, mais qui feront leur chemin. «Rappelez-vous : nous ne sommes pas des Français !» «Les filles et les garçons ont les mêmes droits.» Et quelques autres encore. Sur son visage, on voyait combien il était heureux, soulagé. Les derniers temps avaient été difficiles. De plus en plus difficiles. Il avait été assigné à résidence à Bougie. Il aurait pu partir bien évidemment, mais il ne s’est pas donné ce droit. Il disait à ses amis : «Il faut bien qu’il y en ait qui reste.»
Nous avons longé la baie toute dans sa beauté, indifférente à l’histoire. Mon père, ma mère, mon frère, ma sœur et moi dans la voiture noire, silencieuse et féline. Un bonheur tranquille nous habitait. Nous n’avions plus peur de rien.Mon père était resté à Bougie pendant toute la guerre, et maintenant il pouvait accueillir ceux qui rentraient d’exil. Depuis quelques semaines, tous les jours s’arrêtaient à la ferme des cousins, des cousines, leurs amis, mes oncles avec leurs camarades, des hommes politiques importants, semble-il, avec garde du corps et accompagnateurs. Mon grand-père était là aussi. Il regardait ses fils. Vivants. Le maquis et la clandestinité les avaient épargnés. Je le connaissais bien, il faisait déjà des projets, un nouveau magasin, une nouvelle ferme. Il était satisfait, les champs étaient labourés après les années d’abandon et d’occupation militaire. Les vignes seront replantées, des tracteurs neufs étaient en route. Le gérant de la ferme, monsieur Colomba était revenu. «Si vous voulez toujours de moi.»
«Houria»
Dans la voiture, je racontais que j’avais rêvé ce grand jour de la fête de la Libération il n’y avait pas si longtemps ; sans doute à cause des discussions de table ; des flancs boisés d’Imma Gouraya descendait à pied une foule en liesse qui criait : «Houria, liberté.» Il y avait aussi des cavaliers. J’étais emportée par la foule, les femmes m’embrassaient. Il y avait des youyous. Je n’avais jamais vu autant de monde. Des vagues et des vagues ! Des centaines de drapeaux flottaient au vent sur cette mer humaine. Des drapeaux de toutes les couleurs, je ne me souviens pas si c’était le drapeau algérien. J’essayais de raconter ce rêve à mon père. «Tu vas voir, c’est comme ça que ça va se passer, on va monter avec la voiture, tu verras.» J’ai vu. Notre voiture avançait au pas avec des jeunes garçons sur le capot, sur les pare-chocs. Mon frère était passé devant et klaxonnait. Tout était permis.
C’était comme dans mon rêve, sans les chevaux. Mais tout était bien là. Les drapeaux étaient des drapeaux algériens, dans mon rêve sans doute aussi. Longtemps après, nous avons quitté le centre de la ville, nous sommes allés à la Brise de Mer. Le restaurant était ouvert. Tout le monde offrait à boire à tout le monde. La terrasse de bois de l’établissement donnait directement sur la mer. Le soleil se couchait. D’une manière inexplicable, je sentais monter en moi une grande nostalgie, comme une crainte devant ce grand bonheur, ce 5 juillet 1962 que nous avions projeté en novembre 1954. Notre futur antérieur n’advint pas. Mon père ne sera plus là le 5 juillet 1962. La maison restera une maison mutilée à jamais. Les vignes ne seront pas replantées, jamais. Abane Ramdane et Hassiba Ben Bouali ne s’arrêteront pas à la ferme, ni partout ailleurs. Pour moi, les espoirs renouvelés chaque journée du 5 juillet, si forts pendant les premières années, s’estomperont jusqu’à celle du 50e anniversaire qui s’ouvre sur un silence fracassant. *Wassyla Tamzali (El Watan-06.07.2012.)
***Maurice Amar se souvient
« J’étais si écœuré par l’injustice des colons envers les Algériens. Ça m’indignait au plus haut point. Le sentiment de révolte grandissait en moi chaque jour. Il fallait que je les aide par n’importe quel moyen. Ils n’avaient pas besoin de me convaincre à me rallier à leur cause; j’y étais prédisposé. Je voulais prendre les armes, rallier mes frères au «djbel». Mais ils m’ont dit qu’il n’y avait pas meilleure façon de contribuer que de mettre en service mon job de vendeur dans une pharmacie à Aïn Labrâa, mon village natal. Ainsi, j’ai commencé à voler des médicaments pour les remettre à mes frères moudjahidine. Je déposais la commande dans un cimetière juif situé dans les environs. La seconde mission qui m’a été attribuée, les renseignements généraux. Grâce à des relais, je transmettais notamment des informations militaires au FLN. C’était des infos très fiables, des fois à portée locale et des fois à portée régionale voire nationale.»
C’est un extrait de l’allocution donnée par Maurice Amar, fervent militant français pour la cause algérienne durant la guerre de libération nationale, à l’occasion de l’hommage qui lui a été rendu jeudi à Oran. Un ardent hommage a été rendu, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance, à plusieurs moudjahidine de la wilaya V, parmi eux Hadj Mehdi Mimoune, Chergui Abdelkader et Kaïdari Houcine (honoré post mortem).
Les présents et en particulier «les compagnons d’armes» ont rendu un vibrant hommage au parcours révolutionnaire de Maurice Amar, son militantisme exemplaire, son esprit de sacrifices et d’engagement, avant de mettre en exergue la portée d’une telle halte avec la mémoire et l’histoire. (Quotidien d’Oran-07.07.2012.)
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Un film documentaire intitulé «Ils ont rejoint le Front» réalisé par le cinéaste français Jean Asselmeyer.
*Le film qui accable la France coloniale
Ces pieds-noirs, qui se sont mobilisés indéfectiblement, ont été convaincus de la nécessité impérative de passer à la lutte basée sur la langue des armes.
Une petite image peut facilement faire le poids, notamment durant cette époque où l’image joue un grand rôle en faisant toute une opinion. Les témoignages vivants ne sont pas en reste surtout lorsque ces derniers sont poignants. C’est le cas du film documentaire intitulé «Ils ont rejoint le Front» réalisé par le cinéaste français Jean Asselmeyer.
Le film enfonce et accable la France coloniale. L’oeuvre, dont le discours est basé sur la narration, retrace la vie des Algériens d’origine européenne, appelés pieds-noirs, qui ont pris position en faveur des humbles sans se soucier des représailles émanant de l’armée et de la police coloniales.
Le film, qui a été projeté jeudi à la Cinémathèque d’Oran, entre dans le cadre de la célébration de la 50e année de l’Indépendance. Dans le film, des témoignages aussi bien vivants que poignants ont été apportés par les intervenants qui ne sont autres que des Français qui ont milité pour la cause algérienne. Ces pieds-noirs, qui se sont mobilisés indéfectiblement, ont été convaincus de la nécessité impérative du recours à une lutte basée sur le langage des armes.
Le réalisateur, qui, lui aussi, ne regrette rien dans son engagement en réalisant un film cru, a donné, sans aucune censure, la parole à Pierre Chaulet, Félix Colozzi et Annie Steiner. Ces derniers, qui ont fait de la cause algérienne la leur, ont apporté des témoignages poignants sur les atrocités commises par l’armée coloniale.
Annie Steiner se souviendra, tant qu’elle vit encore, de sa fervente jeunesse qu’elle a consacrée, avec détermination, au profit du peuple algérien dans sa révolution acharnée pour le recouvrement de sa souveraineté nationale. Expliquant son choix et son engagement, elle dira sans aucun regret que «j’ai toujours été du côté des humiliés». Puis, elle revient, tout en s’attardant, sur la misère et les atrocités qu’elle a subies des années durant son emprisonnement.
En laissant Annie Steiner s’exprimer librement, le réalisateur a bien choisi de taper là où ça fait mal, l’oppression de la gent féminine par un pays qui prêche la liberté et l’égalité. Un autre, et pas des moindres qui a rejoint le Front. Il s’agit du syndicaliste Félix Colozzi qui n’a pas hésité à apporter son soutien à la cause algérienne. Félix Colozzi est né et a grandi à Belcourt, actuellement Belouizdad, quartier dans lequel il a eu à côtoyer de près des figures de proue de la Guerre d’Algérie.
Roberto Muniz est ce syndicaliste qui a, quant à lui, commencé d’Algérie militer en faveur de la cause algérienne à partir de son pays natal, l’Argentine. Ajusteur de profession, il a rejoint le Maroc dans le seul but d’apporter sa touche dans la lutte des Algériens pour leur indépendance.
Durant son séjour au Maroc, Roberto Muniz a joué un grand rôle dans la fabrication des armes et des munitions dans une fabrique clandestine qui produisait près de 10.000 mitraillettes et 100.000 chargeurs, des armes en vue d’approvisionner les maquis algériens.
Le Pr Pierre Chaulet, lui, n’est pas allé par quatre chemins pour revendiquer son choix qu’il continue à défendre jusqu’à aujourd’hui. Ce n’est pas tout puisque les témoins d’une atrocité ont préféré poursuivre leurs vies dans un pays pour lequel ils ont contribué, sans le revendiquer, à son indépendance.
Le film de Jean Asselmeyer a consacré tout un passage à de grands hommes révoltés, tout en se plaçant en tant que remparts, en contrecarrant les exactions quotidiennes commises par les sbires des sinistres Bigeard et Massu.
Parmi ces derniers pour lesquels le réalisateur a rendu un vibrant hommage, on y trouve Fernand Iveton qui été guillotiné en février 1957 après qu’il ait déposé une bombe à l’usine de gaz, et l’aspirant Maillot, tué en juin 1956 dans une embuscade tendue par les supplétifs de l’armée française après avoir détourné et remis à l’Armée de Libération nationale un camion plein à craquer d’armes et de munitions de guerre. (L’Expression-14.07.2012..)
**Un appelé-Français de Souche- se souvient
C’était le 19 Mars 62
publié le 18/03/2012 à 12:08–site: tipaza.typepad.fr
Comme une petite honte secrète restée enfermée dans le silence pendant tant d’années.
Arrivée dans la région de Tlemcen fin 61.
Quelques opérations de routine, le secteur est très calme, on sent qu’on approche de la fin de la guerre. Fasciné par les paysages que je découvre, magnifiques, rudes (la neige ; c’est l’hiver et on est en altitude), l’incroyable couleur du bleu du ciel….….Je vais souvent au ‘douar’ voisin, j’approche les enfants, suis abasourdi par leur dénuement matériel.
Etant radio, nous faisons les ‘3 X 8’. Cela permet de capter beaucoup d’informations qui remontent du terrain. Dans les mois qui suivront, j’aurai l’occasion de mesurer l’écart entre la réalité, et ce qu’en disent les journaux….
Une nuit, alors qu je suis ‘de permanence’, arrive un message « extrême urgent » – ce qui ne se produisait jamais – provenant du Premier Ministre (Michel Debré) annonçant qu’un accord à été signé à Evian, et que depuis minuit le cessez-le-feu est effectif. Je me souviens de mon excitation, et de l’énergie avec laquelle je suis allé réveiller l’officier de permanence….
C’était le 19 Mars 62.
Il y a eu alors le projet de ce qui s’appelait la « force locale », qui devait être composée paritairement de militaires Français, et de combattants Algériens de l’ALN (Armée de Libération Nationale) pour assurer ensemble l’ordre pendant ces mois de transition avant l’ « autodétermination ».
Je me suis porté volontaire, malgré l’incompréhension de mes camarades, mais il n’y a pas eu de suite, la Force Locale n’a jamais été constituée.
Nous nous réjouissions du cessez-le-feu, mais ne savions pas encore que c’était pour nous le vrai début de notre guerre.
En effet, les accords d’Evian ont vu se déchaîner les actions terroristes de l’OAS, fruit du désespoir des ’ultras’, les européens, Français, d’Algérie, qui ne pouvaient accepter l’autodétermination qui était la position officielle de la France, mais dont tout le monde savait qu’elle allait vouloir dire ‘indépendance ‘.
Peu après, nous quittons notre village près de Tlemcen pour Oran, et notre mission était de neutraliser, ou contrer, l’OAS.
25 Mars, affrontement à Alger entre l’Armée et l’OAS.
Le lendemain (je crois), c’est à Oran que ça se passe. Barricades dressées dans les rues par l’OAS (soutenue par une grande majorité des Européens, totalement désespérés et victimes de la propagande extrémiste de droite), barricades faites de voitures renversées, de bus…. Spectacle hallucinant des chars écrasant ces barricades. Ca tire de partout… un capitaine, à bout de nerfs, craque et se jette à plat ventre sous une voiture… Des hommes qui tombent. La pensée, très lucide : « dans 2 secondes, ce sera peut-être moi »…
Et puis tout d’un coup, ça s’arrête. L’extrême tension se relâche. Avec mes camarades, nous nous asseyons sur un banc, l’un de nous sort une bouteille, nous buvons un coup, mangeons un saucisson. Et, à quelque mètres, deux cadavres de militaires qui venaient d’être tués. Au bout de quelques minutes, j’ai réalisé que je n’avais pas eu une pensée pour eux, pas pensé une seconde à dire la moindre prière…Et j’ai réalisé combien il faudrait être vigilant pour ne pas se laisser happer et détruire psychiquement, moralement, par cet engrenage terrifiant….
Pendant quelques semaines, nous sommes ensuite allés dans un village près d’Oran, qui alors s’appelait ‘Perrégaux’. Notre mission était de protéger la population des descentes de l’OAS, qui déboulaient à bord de voitures d’où ils tiraient à la mitraillette sur tous les Arabes qu’ils voyaient.
En montant la garde, j’avais fait connaissance d’un voisin algérien qui m’a invité plusieurs fois chez lui. Ils n’avaient rien. Un jour il a dit : « le plus dur pour moi, c’est quand, le matin, je me dis que je ne sais pas si je vais trouver à manger aujourd’hui pour mes enfants ». Et pourtant il n’était pas question de ne pas accepter le thé et le si peu de galettes ou de fruits qui leur restaient…..
Après Perrégaux, retour à Oran.
Des semaines absolument terribles. Certes le sentiment d’être au coeur d’un endroit où l’Histoire était en train de se faire, mais aussi, surtout, la haine absolue, sans frein, aveugle, totalement folle…. vu le cadavre d’un ado algérien tué à coups de pied dans la tête…entendu, dans une rue, une détonation toute proche et vu un homme (Arabe bien sûr) s’écrouler, personne ne se détournant, tout le monde enjambant sans problème le cadavre en train de se vider de son sang….. les camions bourrés d’essence lâchés en haut de la rue pour venir exploser contre le lycée que nous occupions…… les attaques à la mitrailleuse contre ce lycée… l’incendie du port d’Oran, avec des flammes de 250 m de haut, qui nous ont empêché de voir le soleil pendant plusieurs jours… les insultes qui nous étaient criées –par les Français – quand nous passions dans la rue…
Il y avait aussi le spectacle très triste de tous ceux (l’immense majorité des ‘Pieds noirs’ n’étaient que de ‘petites gens’) qui s’embarquaient pour ne plus revenir, avec de misérables valises….
Le 5 juillet, c’était l’Indépendance…les incroyables scènes de liesse, et les drapeaux algériens surgis de partout…les horreurs aussi ; je n’ai pas été témoin de massacres de harkis, mais j’ai su (grâce à la radio), et je me souviens de cet homme, Français, lynché à mort dans sa voiture simplement parce qu’il passait là où il ne fallait pas…..
Puis notre régiment est dissous, et je suis affecté au sud d’Alger, au cœur de la Mitidja, plaine fertile et riche, désertée par les colons.
Permissions à Alger. Quelques semaine à peine après l’Indépendance, marchant au hasard des rues (malgré les consignes), en uniforme, je suis invité (moi, membre d’une armée qui venait de ‘perdre la guerre’) par un Algérien inconnu à venir prendre chez lui un café. Il me dit : « Tu sais, chez vous comme chez nous, il y a les bons et les mauvais »… Mais je me rappelais l’après-guerre en France…il aurait été tellement impensable d’inviter un Allemand…
En août 62, permission en France, …impression d’être complètement décalé, que personne n’avait la moindre idée de ce que nous vivions depuis des mois…et au fond, je n’avais qu’une envie : repartir au plus vite en Algérie.
Avec le recul, je m’aperçois qu’il est resté en moi comme une petite honte secrète, restée enfermée dans le silence pendant tant d’années. Certes, il m’a été donné d’aimer, si follement, si amoureusement, ce peuple algérien, et son si beau pays, mais la question demeure : est-ce que le seul fait d’accepter de faire le Service militaire à cette époque ne voulait pas dire qu’on approuvait, ou qu’on cautionnait une politique qu’en même temps on réprouvait ? Est-ce qu’il n’aurait pas fallu être objecteur de conscience, ou insoumis ? Et cette question ne me quitte toujours pas….…
Il me semble bien que j’ai compris l’inéluctabilité, et la légitimité, de l’indépendance de l’Algérie dès le tout début des « événements », et que j’en ai été partisan sans autre restriction que le refus inconditionnel du terrorisme aveugle.
Et que j’étais convaincu que la plus belle mission de l’armée française était d’être là-bas justement pour préparer cette indépendance.
Et donc je ne voyais pas pourquoi je n’aurais pas joué le jeu de cette armée.
La seule réserve, non négociable, consistait à exclure formellement toute participation, de près ou de loin, à tout ce qui pourrait toucher à la torture.
Le refus de devenir officier (malgré les pressions du genre : « quand on a comme vous un père officier… etc…») était, je crois, ma façon de garder ma liberté intérieure.
Arrivé en Algérie à la fin de la guerre, j’ai eu la chance d’être en accord avec mon unité, qui était clairement contre l’OAS, et qui se donnait comme mission de protéger les Algériens contre cette OAS.
J’ai vraiment cru que nous allions écrire une page belle, enivrante, porteuse d’avenir, celle d’une Algérie enfin indépendante, mais restant en relation étroite avec la France.
Sans doute que je ne savais pas encore que l’Histoire, habituellement, ne sait pas se faire autrement que dans la désolation et le drame…..
Témoignage tiré de :
La génération du djebel, 50 ans après
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